vitrail de St Jean penché sur le côté de Jésus

Bx Ogier, Avant la fête de la Pâque…



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Bienheureux Ogier de Locedio
Sermon I sur le discours du Seigneur durant la dernière Cène

Traduction du frère Thibaud

Ogier est né vers 1140-50 à Trino, non loin de Vercelli en Italie du nord, dans le Piémont. Il entra à l’abbaye voisine de Locedio dont il devint l’abbé en 1205 et où il mourut en 1214. Il a laissé deux ouvrages : un Traité à la louange de la sainte Mère de Dieu, et 15 sermons sur le discours du Seigneur après la Cène, dont vous avez le début ci-dessous.

Prologue

Qui que tu sois qui t’enquiers, désirant être rassasié par les festins de Pâques, notre petite table a été dressée, elle qui n’est interdite à aucun convive. Là tu pourras te restaurer des miettes sont restées de la table du Seigneur. Car c’est celui-là le très doux pain, qui dit de lui-même : Je suis le pain vivant qui est descendu du ciel (Jn 6,51), lui qui, pendant qu’il était dans le monde, rassasia ses enfants avec abondance, ceux-là assurément à qui il dit au moment de monter vers le Père : Petits enfants, c’est pour peu de temps que je suis encore avec vous (Jn 13, 33). Mais en montant au ciel il a laissé le bien qui reste à ses petits enfants (cf. Ps 16, 14). Ce bien, pendant que je cherchais ce très saint pain des anges, mon Seigneur Jésus, avec larmes et gémissements, hésitant à donner tout ce que le monde a de précieux pour prix de cette nourriture ineffable, je l’ai reçu grâce à l’évangéliste Jean, avec le consentement du Seigneur.
Mais quiconque veut s’asseoir à cette petite table du petit serviteur du Christ, je l’en supplie, qu’il ne s’en approche pas sans larmes. Et s’il s’en approche, du moins qu’il ne s’en éloigne pas sans gémissement. Car en elle tu trouveras la nourriture non pour le ventre, mais pour l’esprit, non de gras holocaustes, ni des bœufs et des boucs (cf. Ps 65, 15), mais lui, l’Agneau né de la Vierge, lui qui s’est tu devant ceux qui le frappaient, et il n’a pas ouvert la bouche (Is 53, 7). C’est à lui que mon âme avoue son péché, elle qui a péché contre lui.
Qu’il soit pour moi le chemin, dans ce petit ouvrage et dans tous mes actes, pour que sous sa conduite, ce que je ferai, je le commence et le finisse, afin d’annoncer le nom du Seigneur en Sion et sa louange à Jérusalem (cf. Ps 9a, 15 ; 72,28) ; afin que, quand peuples et rois se rassembleront pour servir le Seigneur, je sois digne de le voir dans la bonté de ses élus, et d’être rempli de joie dans l’allégresse de sa race (cf. Ps 105,5), lui qui est béni pour les siècles.

Sermon I sur Jn 13, 1-2

Avant la fête de la Pâque, Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde vers le Père, comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’à la fin.

1. Le Verbe du Père, le Fils de Dieu, le Verbe qui s’est fait chair pour le salut du genre humain et qui a habité parmi nous (Jn 1,14), désirant instruire et former les disciples à suivre les exemples d’humilité, et par eux tous ceux qui croiraient en lui, comme était venue cette heure très sainte où la chair, qu’il avait reçue de Marie, la Vierge sans tache, allait si durement endurer le supplice jusqu’au bout, durant ce grand repas, le dernier de sa vie ici-bas, il se leva, déposa ses vêtements, mit de l’eau dans un bassin et lava les pieds des disciples. Et c’est ce que dit l’évangéliste Jean : Avant la fête de la Pâques
Telle était l’habitude et la coutume des Juifs pour rendre ce jour solennel, quand pour eux le Seigneur divisa la mer Rouge en deux parts, les conduisit par son milieu et fit disparaître Pharaon et sa puissance dans celle-là même. C’est celle-là la fête de la Pâque dont on dit : Avant la fête de la Pâque. Pâque, en effet, se traduit par passage. Car elle était proche, cette très sainte Pâque, où le vrai Moïse devait traverser la mer Rouge et entrer dans la terre de la promesse, non après quarante ans, mais seulement après quarante jours. Cette fête des Juifs était une ombre de celle où leurs pères passèrent hors de l’Égypte. Mais celle-là fut la vérité où le Christ passa de ce monde. Et ainsi il nous a fait passer des vices aux vertus, de la mort à la vie, du monde au ciel, lui qui pour nous a été fait victime et sacrifice, s’offrant lui-même en holocauste à Dieu le Père sur l’autel de la croix.
Avant la fête de la Pâque… Qu’est-ce donc, ô saint Jean, de quelle fête veux-tu parler ? N’est-ce pas une fête, un jour de joie et d’allégresse ? Penses-tu que ce soit un jour d’allégresse et de manifestations joyeuses, où l’Agneau est élevé pour être immolé sur l’arbre de la croix (hymne Pange lingua), devenu la honte des hommes et rejeté par le peuple (Ps 21,7), où le soleil s’obscurcit de douleur, où les pierres se fendent et où tout le cours du monde se met à trembler, où sa Mère pleure tant, ainsi que Jean son bien-aimé ? Ce fut un jour de douleur, plutôt que de rire et d’allégresse pour les saints et les élus, mais un jour d’allégresse pour les Juifs ; pour toi et les Apôtres un jour de tristesse. L’allégresse des Juifs sera changée en douleur, et la tristesse des Apôtres a été changée en joie.

2. Il poursuit : Jésus, sachant que son heure était venue de passer de ce monde au Père. Jésus, en hébreux, se traduit par Sauveur. C’est lui le Sauveur très puissant qui ne peut être vaincu plus longtemps et qui sauve tous ceux qui espèrent en lui. Pour toi, chrétien, il a été vaincu une seule fois ; bien plus, il est mort ; mais ne pleure pas, parce qu’il est ressuscité des morts, et la mort ne dominera plus sur lui (Rm 6,9). Il fallait qu’il meure pour le salut du monde et ressuscite le troisième jour, et aussi que la pénitence et la rémission des péchés soient annoncés parmi toutes les nations (cf. Lc 24,46-47), parce que lui-même en avait ainsi disposé, et c’est ce qui est dit : Jésus, sachant que son heure était venue… C’est cette heure-là à propos de laquelle, plus haut, il gémit, craignant de mourir selon la chair, et dit : Maintenant mon âme est extrêmement troublée. Et que dirai-je ? Père, sauve-moi de cette heure. Mais c’est pour cela que je suis parvenu à cette heure (Jn 12,27). Le Christ craignit de mourir pour que tu ne craignes pas de mourir, ayant confiance en celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts le troisième jour. En celui-là seulement, qui a ressuscité Jésus, il faut professer sa foi.
Ô toi, chrétien, ne désespère pas de cette faiblesse. Il enseigna alors ce que tu dois dire surtout dans les moments critiques de la mort, auprès de qui te réfugier, qui invoquer, en qui espérer : en Dieu le Père qui ne peut mépriser ceux qui espèrent en lui, accompagnés du témoignage de leurs bonnes œuvres. Je dis des bonnes, parce qu’espérer quelque chose sans le mériter doit être qualifié non d’espérance, mais d’impudence. Toi donc, rends tes œuvres telles qu’à l’heure de la mort tu puisses lui dire en vérité : En toi, Seigneur, j’ai espéré, que je ne sois pas confondu pour toujours (Ps 30,2). Cette heure, il l’a connue d’avance, cette heure il l’a choisie, pour passer en elle, par la mort selon l’humanité, de ce monde au Père, dont il ne s’écarta jamais selon la divinité.
Cette heure-là, c’est cette fin dont on dit : Comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’à la fin. Comme il avait aimé les siens en s’étant fait homme pour eux, il les aima tellement que son amour le conduisit à la mort. Il t’a aimé dans la mort pour que tu puisses, par son amour, passer du monde au Père. Il t’a aimé jusqu’à la fin pour que tu demeures dans son amour jusqu’à la fin : si précisément tu le fais, tu passeras certainement au Père. Celui qui ne demeure pas dans son amour jusqu’à la fin, je le dis en vérité, périra pour toujours.
Dans son amour il ne doit y avoir aucune mesure à l’amour. Il t’a aimé sans mesure, tu dois l’aimer sans mesure. En t’aimant il a dépassé la mesure de l’amour, en mourant pour toi : toi, combien tu dois l’aimer, tu en es incapable. Aime-le de tout ton cœur, de tout ton esprit et de toute ton âme et de toutes tes forces. Il recherche seulement cela, il ne recherche pas plus : fais cela et tu vivras (Lc 10,28).

3. Il poursuit : Et durant le repas, comme le diable lui avait déjà mis dans le cœur de le livrer, Judas, fils de Simon l’Iscariote (Jn 13,2)… Il indique ici que le repas avait été préparé, mais qu’il n’était pas encore terminé, parce qu’après cela il s’étendit et donna la bouchée à Judas. Ô malheureux Judas ! Ô très mauvais disciple, méchant trafiquant ! Pour toi le repas était préparé, et par toi l’auteur du repas était livré. Ô misérable Judas ! Ô mauvais confesseur ! Ô pénitent désespéré ! Tu as dit : J’ai péché en livrant un sang juste (Mt 27,4), et toi, malheureux, tu t’es étouffé dans les filets du désespoir. Cet homme, comme je le pense, fut le fils de Simon l’Iscariote. Simon veut dire « obéissant » : mais quel homme aura été ce Simon, Dieu le sait, mais moi je ne le sais pas. On dit l’Iscariote du village où il est né, qui sous un autre nom signifie Marmotis ou « mauvaise mort ». Et ce fut bien par une mauvaise mort, parce que c’est ainsi qu’il périt d’une mauvaise mort. Le diable, par son inspiration, lui avait mis dans le cœur de le livrer, ne croyant pas qu’il était Dieu.
Chrétien, et toi, moine de Saint Benoît, ne tremblez-vous pas en repensant à ce qui est arrivé au disciple du Christ ? Le diable a mis dans son cœur de livrer la Vie, et en livrant la Vie, il s’est perdu par le filet du désespoir et il y a perdu la vie. Si le loup n’a pas craint d’entrer dans le troupeau du Seigneur, d’anéantir et de faire périr l’un des douze, d’un si petit nombre, que ne fera-t-il pas contre le troupeau confié au pasteur ? Que chacun de vous, frères très chers, veille à ne pas être comme Judas. Voyez comment vous vous conduisez prudemment, non comme des insensés, prudents contre les pièges de l’ennemi rusé. Il a mis dans le cœur de Judas de livrer le Seigneur ? Vendre le Seigneur : qu’est-ce que vendre ? L’éloigner. Il vend le Seigneur celui qui éloigne de lui le Seigneur. Tu éloignes de toi le seigneur quand tu le repousses loin de toi.
Ô moine de Dieu, ô disciple du Christ, écoute-moi, écoute mon conseil. Le diable cherche à t’anéantir, à te faire sortir du troupeau du Seigneur. Veille à ne pas lui consentir, veille à n’en pas le croire. Il est menteur et père du mensonge (Jn 8,44). Il veut te tuer, il veut t’anéantir, il veut te faire périr avec lui dans la géhenne. Gardez-vous des coffrets, gardez-vous des bourses : ce sont des pièges du diable. Hélas, combien il en a perdu par eux, combien il en a tués par eux ! On dit de Judas qu’il était un voleur et qu’il avait des coffrets (cf. Jn 12,6). Celui-là, puisqu’il a soif du gain va jusqu’à tendre un piège : tandis qu’il perd la vie, il gagne la mort. Hélas, que de coffrets, hélas, que de bourses il y a dans les monastères de Saint Benoît ! Hélas, que de moines tonsurés au-dessus des oreilles ont la bourse dans l’esprit, ont le coffret de la volonté propre, la bourse du murmure, de la médisance, du vagabondage, de l’orgueil et de la jalousie, de la haine et de la mauvaise volonté ! Mais souvenez-vous, frères bien-aimés, que ceux qui font de telles choses suivent Judas, le traître, et c’est pourquoi ils n’obtiendront pas le royaume de Dieu, à moins qu’ils ne se corrigent.

4. Je vous en supplie, bien-aimés, soyez disciples du Christ non dans la fausseté mais dans la vérité, non par l’habit mais par le cœur, non avec une haute tonsure, mais avec une âme pure. Abandonnez Judas dans le gouffre de l’enfer, suivez Pierre qui est dans la gloire du paradis, retenez dans votre mémoire les larmes de Pierre. Que si vous le faites, vous parviendrez à la gloire de Pierre, par Jésus-Christ le Seigneur, à qui mon âme avoue son péché, et il la guérit, parce qu’elle a péché contre lui. Qu’il soit béni avec le Père et l’Esprit Saint pendant tous les siècles. Amen.