Cornavirus et tour de Babel

Coronavirus et tour de Babel



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Coronavirus et tour de Babel

Quel sens donner à la terrible épidémie de coronavirus qui éprouve toutes les terres habitées ? La Bible pourrait-elle nous donner une lumière, le mythe de la tour de Babel, notamment ?

En voici le court récit dans le livre de la Genèse au chapitre 11 :

1 Toute la terre avait alors la même langue et les mêmes mots. 2 Au cours de leurs déplacements du côté de l’orient, les hommes découvrirent une plaine en Mésopotamie, et s’y établirent. 3 Ils se dirent l’un à l’autre : « Allons ! fabriquons des briques et mettons-les à cuire ! » Les briques leur servaient de pierres, et le bitume, de mortier. 4 Ils dirent : « Allons ! bâtissons-nous une ville, avec une tour dont le sommet soit dans les cieux. Faisons-nous un nom, pour ne pas être disséminés sur toute la surface de la terre. » 5 Le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. 6 Et le Seigneur dit : « Ils sont un seul peuple, ils ont tous la même langue : s’ils commencent ainsi, rien ne les empêchera désormais de faire tout ce qu’ils décideront. 7 Allons ! descendons, et là, embrouillons leur langue : qu’ils ne se comprennent plus les uns les autres. » 8 De là, le Seigneur les dispersa sur toute la surface de la terre. Ils cessèrent donc de bâtir la ville.

Ils avaient tous la même langue et les mêmes mots : quelle facilité pour les relations entre les hommes ! Nous envions cette époque. Mais l’auteur biblique n’est pas si enthousiaste que nous. Leur langue commune aurait dû aider les hommes à construire entre eux une civilisation de l’amour et à se tourner vers Dieu pour lui offrir un culte qui lui plaise, au lieu de cela, ils veulent produire des briques : « Allons ! Fabriquons des briques et mettons-les à cuire ! » Allons ! Vite, c’est urgent ! Il n’y a rien de plus important que de mouler ces briques et de les cuire : allons !
Le texte reprend deux lignes plus bas ce même « Allons ! » pour nous faire sentir le poids de l’injonction transmise des uns aux autres : il faut entrer dans ce projet. Rien n’est plus important ! Il va nous permettre de construire une ville, où nous serons à l’abri de tous les malheurs, avec une tour qui nous préservera de tout inattendu : elle sera tellement haute qu’elle permettra de prévoir tous les malheurs venant au loin. Allons !
Non seulement, cette construction, selon eux, assurera la paix, mais elle consolidera aussi l’unité de tous les humains : ils ne seront pas disséminés sur toute la surface de la terre. Allons !

Mais à notre grand étonnement, Dieu n’entre pas dans ce projet ! Quand il descend pour voir la ville (notez qu’il n’est pas constamment à surveiller ce que fait l’homme, il lui fait d’abord confiance), il prend le contre-pied de la pensée humaine : « s’ils commencent ainsi, rien ne les empêchera désormais de faire tout ce qu’ils décideront. » Autrement dit, ils n’auront plus aucune limite. Ils referont exactement comme leurs premiers parents qui ont refusé les limites que Dieu leur avait fixées. Limites que Dieu n’impose pas de manière arbitraire, mais qui sont simplement l’expression de ce qui est possible ou non à une créature, ce qui est bon ou mauvais pour elle. Voilà bien le péché fondamental : ne pas avoir de limite, ne pas reconnaître des limites qui sont là, avant l’homme.
Dieu semble casser l’entreprise humaine. Mais ce faisant, il sauve l’homme de l’absurde. Imaginons un peu combien les hommes de Babel ont dû se plier servilement à cet immense projet : tous étaient entraînés dans l’immense tourbillon de la construction : « Des briques, vite, des briques ! » Et dans ce tourbillon, ce sont les plus petits, sans pouvoir et sans moyen personnel, qui sont les plus écrasés.
En embrouillant les langues, Dieu permet aux hommes d’arrêter cette folle construction. Séparés par les langues, les hommes sont contraints de se restreindre à des projets plus humbles et plus humains, à faire attention à ceux de sa propre tribu, à développer des liens qui partent du prochain, celui qui est là, qui parle comme moi.
En séparant les hommes dans des langues et des cultures différentes, Dieu redonne la vie, celle qui est attentive à ce qui est essentiel et qui dépasse de beaucoup toutes les immenses constructions orgueilleuses (cf. « Faisons-nous un nom ! », au lieu de le recevoir humblement de Dieu, cf. Ap 2,17). Il libère aussi de l’oppression tous les petits qui étaient écrasés, sacrifiés à la construction de la ville et de la tour.

Il n’est pas bien difficile de faire le rapprochement avec ce que nous vivons aujourd’hui. Un projet de mondialisation s’est imposé à l’humanité entière. Il est riche de promesses de paix : les échanges de biens n’entraînent-ils pas que tout le monde a besoin de tout le monde ? La guerre devient impossible ! Mais au lieu de tenter de construire une véritable civilisation de l’amour à l’échelle du monde, avec des moyens techniques fabuleux qui pourraient y aider, beaucoup se sont lancés dans la conquête frénétique d’un marché mondial. La langue commune est devenue celle du commerce : « Si tu parles commerce, rendement, efficacité, production, tu auras ta place ! ». Bien des hommes ne sont-ils pas asservis à cette immense construction ? Et parfois écrasés sous les exigences des plus riches qui veulent sans cesse s’enrichir encore ? « Allons ! Allons ! Il faut faire vite ! La construction n’attend pas ! » Combien se sentent pris dans un tourbillon en accélération constante, espérant trouver un réconfort dans la technique qui, finalement, fouette son possesseur pour qu’il avance plus vite encore !
Mais voilà, un minuscule virus fait son apparition. Sans le moindre bruit, sans avoir été prévu par personne, il stoppe d’un seul coup toute la lourde machine de la mondialisation économique. Je ne pense pas que Dieu ait créé ce virus pour corriger l’homme. Dans le mythe de Babel, la construction d’une tour « dont le sommet soit dans les cieux » défiait ouvertement les lois de la nature. Il fallait bien s’attendre à ce qu’elle s’effondre. Notre monde moderne a voulu aussi s’affranchir des lois de la nature, l’exploitant sans discernement comme si elle n’avait pas besoin de soin, allant jusqu’à réduire des êtres humains à des moyens de production (la liste des limites dépassées sans discernement est longue…) Il visait une croissance économique infinie à partir d’une terre finie. Il fallait bien s’attendre qu’un jour « ça casse ».
La manière dont ça a cassé est mystérieuse : pourquoi ce virus ? La tour de Babel n’en parle pas, mais je me demande si la création malmenée n’est pas dotée, par le Créateur, d’une puissance de résistance aux agressions dont elle est l’objet ; un peu comme le corps humain suscite des anticorps lorsqu’il est attaqué.
Quoi qu’il en soit : retrouver des limites, dans tous les domaines, les accepter humblement et joyeusement, parce qu’elles sont bonnes pour l’humanité, devrait être le nouveau projet des sociétés modernes après le coronavirus.

Reste que les conséquences de ce coup d’arrêt sont incalculables encore. La grande construction humaine était déjà trop avancée pour que les innombrables ouvriers (volontaires ou forcés) puissent s’en sortir sans peine. De nouveaux équilibres sont à trouver.
Ceux qui connaissent bien la Bible savent que la réponse au mythe de la tour de Babel est la Pentecôte. Ce jour-là, l’Esprit-Saint entreprend de réunifier l’humanité dans l’amour, mais paradoxalement, il le fait en respectant les différences, il n’impose pas une langue commune, mais chacun entendait parler, dans sa propre langue, les apôtres annonçant les merveilles de Dieu (cf. Ac 2,8). N’est-ce pas une indication précieuse pour ce que nous aurons à reconstruire : un monde où chaque culture ait sa place ? Pour que chaque personne soit respectée et reconnue pour ce qu’elle est, et non asservie, si elle paraît utile, à un immense projet mercantile. Dans cette optique, la mondialisation et les prodiges technologiques modernes pourront être humanisant et bénis par Dieu.

Il est évident que le texte de la tour de Babel ne parle pas directement de la crise sanitaire actuelle, mais il est Parole de Dieu qui, comme une graine, peut ensemencer la pensée du lecteur et produire en lui des fruits bénéfiques (cf. Mc 4,14).