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Travailler ou prier : bonne question…
Suite de l’enquête chez quelques figures vénérables parmi les fameux Pères du désert d’Égypte. Suivez-moi pour cinq visites ! Après Abba Antoine, voici la seconde visite…
Chez Abba Silvain : unification, bon sens, et mesure
À travers les quelques textes du précédent article, sans doute sentez-vous émerger l’idéal des moines qu’est la prière continuelle. Cette prière continuelle est recommandée par St Paul dans la première lettre aux Thessaloniciens 5, 17. Les moines avaient St Paul en grande estime, comme un maître de vie spirituelle. Pour vivre cet idéal, un courant originaire de Syrie a même été tenté de s’affranchir des nécessités contingentes afin de se livrer tout entier à cette prière continuelle. On les a appelés messaliens ou euchites, deux mots qui ont pour racine, syriaque ou grecque, le verbe prier. Cette inflation de spiritualité, qui a finalement tourné à l’hérésie, est une tentation de tous les temps. Cela nous vaut quelques sarcasmes des Égyptiens qui tenaient le travail en grande estime, avec beaucoup de bon sens.
Nous pouvons notamment aller rencontrer l’abbé Silvain à ce propos. Cet abba Silvain, qui était entouré d’une douzaine de disciples, se montre un grand contemplatif dans ses sentences, et aussi un homme de grand discernement. On retrouve chez lui la priorité de la vie spirituelle sur toutes choses, et pleinement vécue jusque dans le travail, comme en témoigne cette histoire : Silvain 4
L’abbé Silvain demeurant alors au mont Sinaï, son disciple s’en alla pour un service et dit au vieillard : « Ouvre l’eau, et arrose le jardin. » Étant sorti, le vieillard se mit la cuculle sur les yeux et regarda seulement ses pas. Or un frère vint à cette heure et, le voyant de loin, observa ce qu’il faisait. L’ayant abordé, le frère lui dit : « Dis-moi, abbé, pourquoi te cachais-tu le visage avec la cuculle en arrosant le jardin ? » Le vieillard lui dit : « Mon enfant, pour que mes yeux ne voient pas les arbres et que mon esprit ne soit pas distrait de mon activité »
En nos temps modernes où l’on parle de méditation de pleine conscience et où l’on doit rééduquer l’attention à ce que l’on fait, l’attention au présent, cet abba Silvain nous donne une leçon de radicalité. Elle avait déjà étonné et impressionné son disciple, et donc si elle nous étonne aussi, ce n’est pas seulement parce qu’elle est d’un autre âge et d’un autre monde. C’est surtout parce que c’est un géant de la vie spirituelle, un athlète de très haut niveau. Qu’a-t-il donc à nous apprendre, à nous montrer ? Sa prière à lui, sa contemplation, est d’être tout attentif à son activité. Il ne précise pas de quelle activité il s’agit, et elle peut être interprétée de deux manières, qui ne sont pas exclusive. C’est l’activité d’arrosage, mais c’est aussi l’activité intérieure d’attention à la présence de Dieu. Travail extérieur et activité intérieure se trouvent totalement unis.
Cet Abba Silvain était donc très unifié intérieurement. Il vivait à plein ce en quoi il croyait. Or il a eu un jour la visite d’un messalien, et ils ont eu une controverse de théologie spirituelle et d’interprétation de l’Écriture. Elle nous permet de constater d’une part que la vie spirituelle et l’interprétation de l’Écriture sont liées, et d’autre part que c’est une affaire finalement très concrète, parce que ça touche aussi l’unité de vie.
Silvain 5 :
Un frère se rendit chez l’abbé Silvain au mont Sinaï, et voyant les frères travailler il dit au vieillard : « Ne travaillez pas pour la nourriture périssable (Jn 6,27) ; Marie, en effet, a choisi la meilleure part (Lc 10,42). » Le vieillard dit à son disciple : « Zacharie, donne au frère un livre et mets-le dans une cellule où il n’y a rien. » Quand donc fut venue la neuvième heure, le frère tenait les yeux fixés sur la porte pour voir si on ne viendrait pas le chercher pour manger. Mais comme personne ne l’appelait, il se leva, alla trouver le vieillard et lui dit : « Les frères n’ont-ils pas mangé aujourd’hui, abbé ? » Le vieillard lui répondit : « Oui. » Il demanda donc : « Pourquoi ne m’avez-vous pas appelé ? » Le vieillard lui dit : « Parce que tu es un homme spirituel et que tu n’as pas besoin de cette nourriture ; mais nous autres, étant charnels, nous tenons à manger et pour cela nous travaillons. Toi, tu as choisi la meilleure part ; tu lis toute la journée et tu ne veux pas manger de nourriture charnelle. » Ayant entendu ces paroles, le frère fit une métanie [se prosterna] en disant : « Pardonne-moi, abbé. » Le vieillard lui dit : « Assurément, Marie elle-même a besoin de Marthe, et c’est en effet grâce à Marthe que Marie a été louée. »
Cette sentence est intéressante à plus d’un titre et mériterait un commentaire développé, notamment sur le thème de l’interprétation de l’Écriture. Ce frère visiteur lui fait dire ce qu’il veut entendre, lui. Mais un thème très important est aussi l’unité de vie. Or en ce domaine, le critère dirimant entre Silvain et son visiteur est l’attitude face au travail. C’est cette attitude qui va révéler la vraie sagesse spirituelle de l’un et la forfanterie de l’autre. La première prend racine dans l’accueil des limites de la condition humaine, et la seconde est dissociation de la réflexion d’avec la vie concrète. La remarque d’Abba Silvain, sous-entend celle que St Paul avait déjà faite à des Thessaloniciens apparemment un peu trop empressés de voir arriver la fin des temps, à moins qu’ils ne soient tout simplement paresseux : « Quand nous étions chez vous, nous vous donnions cet ordre : si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus. Or, nous apprenons que certains d’entre vous mènent une vie déréglée, affairés sans rien faire. À ceux-là, nous adressons dans le Seigneur Jésus Christ cet ordre et cet appel : qu’ils travaillent dans le calme pour manger le pain qu’ils auront gagné. » (2 Th 3,10-12)
Abba Silvain ne prônait pas pour autant le travail pour le travail. Il ne s’agit pas de travailler plus que nécessaire pour vivre. C’est ainsi qu’il s’oppose à l’agrandissement du jardin par son disciple Zacharie :
Silvain 8.
On disait de l’abbé Silvain que son disciple Zacharie sortit sans lui, et, emmenant les frères, il déplaça la clôture du jardin pour l’agrandir. S’en étant aperçu, le vieillard prit sa mélote [habit monastique de sortie], sortit et dit aux frères : « Priez pour moi. » Quand ils le virent, ils tombèrent à ses pieds et lui demandèrent : « Dis-nous ce que tu as, Père ? » Il leur répondit : « Je ne rentrerai pas et je ne retirerai pas ma mélote tant que vous n’aurez pas reporté la clôture à sa première place. » Ils déplacèrent de nouveau la clôture et la rétablirent comme elle était ; et alors le vieillard retourna dans sa cellule.
Cette sentence est susceptible de diverses interprétations. Mais le contexte dans lequel elle est insérée, relatif au travail et aux possessions, appelle à mettre l’accent sur ce thème. Gageons donc que c’est l’ardeur des disciples à travailler plus, peut-être pour améliorer un peu l’ordinaire, qui pousse Abba Silvain à faire semblant de partir pour manifester son désaccord. Travailler pour manger le pain qu’on a gagné ou les légumes qu’on a fait pousser, oui, mais pas plus que nécessaire. Rester dans la cellule pour méditer et prier reste plus important pour le moine.
L’épisode précédent montre qu’il ne veut pas dépendre de l’aumône d’un autre. Et ce thème est repris différemment dans l’épisode suivant : ce n’est pas parce qu’on travaille de ses mains pour gagner sa croûte qu’il faut oublier que l’on est totalement dépendant de Dieu. Voici ces deux passages :
Silvain 7 :
On disait de l’abbé Silvain qu’il était resté caché dans sa cellule avec des petits pois chiches dont il fit cent cribles. Or voici qu’un homme vint d’Égypte avec un âne chargé de pains ; il frappa et les déposa dans sa cellule. Alors le vieillard prit les cribles, en chargea l’âne et le renvoya.
Silvain 9 :
L’abbé Silvain a dit : Moi, je suis un esclave, et mon maître m’a dit : « Fais mon œuvre et je te nourrirai, mais ne cherche pas comment : que ce soit sur mon avoir, que ce soit par larcin ou par usure. Ne t’inquiète pas ! Travaille seulement et je te nourrirai. » Donc, si je travaille, je mange mon salaire ; et si je ne travaille pas je mange une aumône.
Après ce que nous avons vu, il est bien évident que l’idée de manger une aumône et non le fruit de son travail lui était tout à fait désagréable, même si dans tous les cas il se savait esclave de Dieu qui le nourrit. Et Abba Sérinos, un grand travailleur, était de son avis sur ce point : Sérinos 2.
L’abbé Sérinos a dit : « J’ai passé ma vie à moissonner, à coudre et à tresser ; mais avec tout cela si la main de Dieu ne m’avait nourri, je n’aurais jamais pu me nourrir. »
Il y a probablement là une allusion à un passage des psaumes. On lit au psaume 103/104,27.28 : « Tous, ils comptent sur toi pour recevoir leur nourriture au temps voulu./ tu donnes : eux, ils ramassent ; tu ouvres la main : ils sont comblés. » Et l’on trouve un passage parallèle au psaume 144/145,15.16 qu’Abba Sérinos interprète en l’harmonisant avec sa vie de labeur : « Les yeux sur toi, tous, ils espèrent : tu leur donnes la nourriture en temps voulu ;/ tu ouvres ta main : tu rassasies avec bonté tout ce qui vit. » À moins qu’il ne pense au passage de l’Évangile qui appelle à la confiance en regardant les lys des champs et les oiseaux du ciel (Mt 6, 26).
Cette double attitude, indépendance par rapport aux hommes et dépendance par rapport à Dieu, peut constituer un message salutaire dans le monde où nous vivons. Notre mode de fonctionnement économique n’est-il pas fait exactement à l’inverse : dépendance par rapport à d’autres hommes et indépendance par rapport à la Providence ?
Suite de la visite bientôt avec Abba Or !