affiche du film Marie Heurtin sur fond de pellicule

Naitre à soi-même dans l’offrande de soi



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« Il faut qu’elle croisse et moi que je diminue »

L’art de naître à soi-même dans l’offrande de soi

À propos du film : Marie Heurtin

On aurait pu s’attendre à une histoire en miroir, enfermée dans le même, barbouillée jusqu’à l’écœurement d’un excès de bons sentiments, bref, à un face à face étouffant, comme pouvait le suggérer une certaine lecture de l’affiche du film qui présente ces deux femmes couchées se tenant par la main dans une position qui rappelle irrésistiblement la relation fœtale.
Or il n’en est rien.
Avec ce film lumineux, tout en tact et en finesse, à la fois fort et pudique, étonnamment viril mais sans brutalité, sensoriel mais sans sensualité, débordant d’affection sans tomber dans le piège du pathos fusionnel, c’est bien l’histoire de deux naissances qui nous est présentée, de deux renaissances qui adviennent l’une par l’autre dans leur ouverture à la vie sans possessivité et rendent ainsi justice à la vie consacrée… cette vie donnée à Dieu « pour un surcroît de Vie »

C’est le récit croisé de deux accouchements, en somme :

  • à une vie de relations pleinement humaine pour Marie Heurtin, par la découverte d’une autre façon d’entrer en relation avec les autres, loin de cette façon animale d’adhérer à l’autre « à pleine peau » (voir la séquence où elle descend de la carriole accrochée à son père ou celle qui nous la présente au lever se recevant de la chaleur animale de la vache) qui culminera à la fin dans cette intériorisation de la prière ouverte à la communion des Saints !
  • à cette fécondité en Dieu pour Sœur Marguerite qui n’est pas sans rappeler le sacrifice d’Abraham et lui permet de passer ainsi en Lui de plain pied et de quitter Marie extérieurement pour se rendre intimement présente à elle sans qu’elle en soit étouffée: comme cette dernière en témoigne à l’occasion de l’ultime scène du film au cimetière.

C’est donc avant tout le récit symbolique d’une double naissance à l’autre et à Dieu qui permet à chacune d’advenir à soi, qui nous est racontée-là.

Une histoire où le couteau comme « objet transitionnel » (=doudou) joue pleinement son rôle symbolique de fil rouge et de clef de lecture, de signe et de moyen : en lui se récapitule

  • la situation d’« être coupée » de Marie rebelle à la vie sociale (à la fois sans distance avec ses parents et rebelle à ce qui signe la socialisation des jeunes filles de son âge —vêtements, coiffure — pour se réfugier soit dans les arbres soit dans une prostration fœtale)
  • et la chance de pouvoir s’ouvrir à la communication que va saisir Sœur Marguerite. Car c’est avec lui que va s’opérer le déclic du langage en permettant à Marie de faire l’expérience de la symbolisation (couper / couteau associés au jeu des index) fondement de toute réflexion comme de toute expression… Comment ne pas évoquer ici en toile de fond la Grande Geste de Dieu créant le monde par Sa Parole en dissociant sans violence la lumière des ténèbres, le ciel de la terre, et tout ce qui va suivre par séparation jusqu’à la naissance de l’homme et de la femme ! Découverte fondamentale sans laquelle on ne peut naître à la communion qui suppose distinction et reconnaissance de l’autre dans sa différence pour s’établir, croître et perdurer…

Ce film se déploie en effet comme une intrigue à double hélice où croissance humaine et croissance en Dieu s’enfantent l’une l’autre dans une intrication mutuelle par l’apprentissage d’une communion qui se déploie en écho inversé :
– Démarche d’ouverture de la jeune aveugle-sourde-muette qui va

  • sortir
  • de son enfermement,
  • de sa prostration animale qui ne connaît que le toucher à pleine main et le réflexe quasi bestial de sentir sans recul, de renifler pourrait-on dire, afin de s’ouvrir à ce monde dont elle a du mal à percevoir la logique et qui du coup l’agresse
  • se relever
  • puis éclore comme une fleur de cette nuit de la terre parce que la religieuse a perçu intuitivement ses capacités d’entrer en relation par delà ses réflexes de fuite de petite bête apeurée [peut-être à la façon dont elle descendit agrippée à son père entre laisser-faire et crispation fusionnelle ?]

– Et chemin de kénose pour la religieuse : de dessaisissement de soi, d’offrande au plus bas de son dépouillement culminant dans la mort.

Double enfantement :
1. à leur commune humanité dans toute ses dimensions : par la mise en place d’une relation mature à l’autre qui signe l’avènement de la personne, mais aussi par la mise en place de la réciprocité du don où chacune se reçoit de l’autre.

  • découverte de la parole du côté de Marie (selon une attente inconsciente dont elle fera l’aveu dans la scène finale au cimetière), prise de conscience de soi, entrée en relation, intégration dans une vie sociale où elle va progressivement apprendre à redonner dans la réciprocité avec une délicatesse maintenant retrouvée qui éclate dans la scène où la jeune aveugle, avec maladresse empreinte d’une touchante attention, une vient lui porter le repas et donne la becquée à celle qui lui a appris à donner.
  • (re)découverte du monde dans toutes les dimensions de son incarnation : « Marie m’a offert tant de choses, elle m’a fait découvrir un monde dont jusque là j’ignorais tout, un monde que l’on touche, un monde où tout ce qui est vivant palpite sous les doigts » Replacé dans son contexte historique d’un catholicisme sévère, jansénisant, se méfiant du corps : cet aveu n’est pas rien. Il traduit en outre cette conscience affinée de se recevoir de l’autre dans son humanité.

2. et à Dieu à travers la déchirure de la mort (qui résume en contrepoint l’itinéraire incandescent de la vie religieuse qui est le long apprentissage d’une Pâque, à la fois aimanté par Dieu et voulu par Lui au profit de la Vie qu’Il veut susciter à travers cette mort consentie.

Ce tournant descendant qui va conduire Sr Marguerite de l’effacement à l’offrande de soi à Dieu sans réserve [et qui n’est pas sans rappeler le sacrifice de Jean-Baptiste] est habilement engagé avec la scène capitale, scène charnière de la rencontre de Marie avec ses parents : moment intense au cours duquel elle finit par s’effacer, avec grâce mais non sans déchirement — après avoir été jusque là médiatrice — pour se retirer derrière la grille puis disparaître non sans étouffer le sanglot qui monte en elle et dont le contre-choc va s’accompagner comme par un phénomène de décompensation de l’apparition des 1ers malaises qui la conduiront au trépas.
Long chemin d’apprentissage où les deux femmes vont cheminer cette fois sur pied d’égalité, avec peut-être une courte maturité d’avance pour Marie comme en témoignera finalement la Mère Supérieure qui reconnaît combien celle-ci est prête à la quitter le moment venue.
Sur le chemin du retour qui la ramène au pensionnat, Sr Marguerite, toute à la joie de revoir Marie après son séjour de repos forcé loin d’elle ne peut en effet s’empêcher de s’avouer à elle-même dans une bouffée d’ivresse « Je suis tellement heureuse, je vais retrouver Marie : elle est la fille de mon âme, la lumière de ma vie ». Aveu conséquent qui trahit cet attachement qui la lie encore à elle en dépit de son don désintéressé (non mesuré au bien qu’elle aurait pu attendre pour elle en retour).
Et c’est de cela dont elle devra comme Abraham (Gn 22) être délivrée pour pouvoir entrer pleinement dans le cœur de Dieu.
Car si la vie religieuse, en vigie prophétique, confirmant par son appel la vocation de la femme « sentinelle de la vie », dans son renoncement à exprimer cette soif de communion par la voix du corps et de l’affectivité, peut donner à penser qu’elle fait face à la mort de façon stoïque et granitique, on ne meurt pas cependant de façon volontariste dans un arc-boutement qui prétend, en repoussant ses affections, s’arracher à soi-même (comme le fait dans un 1er temps Sr Marguerite qui refoule Marie, cette fois plus mûre qu’elle dans son acceptation de la mort imminente de la religieuse). Non, il faudra encore que la religieuse après avoir jadis bataillé au corps à corps avec l’enfant rendu sauvage par sa prison, dans une dernier lâcher prise, fasse à Dieu le don de sa révolte contre la mort et accepte de se voir séparée de Marie ! Cela fait, elle offre non seulement à Marie la joie d’un véritable adieu qui facilitera son travail de deuil et l’intériorisation de leur relation (qui pourra s’ouvrir au mystère de la communion des saints exprimé de façon faussement naïve dans la dernière scène au cimetière où Marie relit ses journées en y associant dans une vraie prière de reconnaissance Sr Marguerite), mais encore elle donne à Dieu l’occasion de recevoir par elle l’ultime consolation : cette dernière étreinte et ce baiser qui rappelle l’accueil du prodigue par son Père qui le couvre de baisers (Luc 15).
Dieu ne se donne pas dans l’arrachement mais dans une façon de s’ouvrir à Lui à l’intime de soi dans ce consentement sans retour à Sa Vie qui nous déborde mais attend notre accord pour nous investir de part en part. Ou pour le dire de manière plus imagée : On ne fait pas face à sa mort de façon stoïque et granitique comme le phare de la Vieille ou de l’île Vierge dans un splendide arc-boutement qui s’efforce de s’arracher à cette terre où l’on est toujours tenté de s’accrocher comme la bernique à son rocher mais en se laissant investir par la houle de l’amour de Dieu qui fissure notre cœur de pierre.
En se recevant de façon quasi sacramentelle de l’amour mûri de Marie au creux même de la blessure qui l’emporte elle peut passer en Dieu !… et renouvelle le combat victorieux de Jacob !
« Dans l’extrême douleur et l’infinie douceur elle découvre alors la voie royale de l’amour »

C’est si rare un être qui s’abandonne
que Dieu doit s’en émerveiller
comme d’un perce-neige en août,
d’un edelweiss dans la plaine.
La perfection de l’homme, c’est l’abandon.

Sentir de dénouer dans Sa main tes raideurs,
fondre tes craintes,
s’adoucir l’impatience,
c’est vérifier Son emprise séductrice.
Un paradis nouveau s’est entrouvert sur toi
qui entre en abandon comme on entre en amour.

Tu ne peux davantage glorifier Dieu
qu’en t’abandonnant.
Ferais-tu des merveilles,
cela serait moindre à ses yeux
que la nue douceur de ton âme qui se livre.

Quand Dieu rencontre un être parfaitement abandonné,
Il en fait une source pour le monde.
Viennent y boire les hommes de toutes les générations.

Le monde a soif, deviens source.
Quelle étrange chose que l’homme,
si assoiffé de tendresse
résiste à celle de son Dieu…

Marie Pascale, Le Blé en feu. 2.

Annexe : le rôle de la mère supérieure

Il faudrait souligner avec force le véritable travail de sage-femme de la Mère supérieure apparemment sévère mais en réalité toujours bienveillante qui va tout au long du film s’ouvrir progressivement à ce qui au début excède ses vues pour ensuite, forte de son expérience des hommes, révéler à Sr Marguerite l’ultime obstacle à sa pleine fécondité (à l’égard de Marie comme à l’égard d’elle-même en Dieu !).
Elle incarne par sa présence attentive et sa parole décisive le travail de la Sage-femme qui facilite la délivrance. Assistance indispensable attestée par la Bible et que souligne avec finesse le rabbin Josy Eisenberg dans son livre La Femme au temps de la Bible, Sock-L.PERNOUD :
« Le Pharaon ordonne en effet aux sages-femmes hébresues de tuer à la naissance les mâles et d’épargner les filles. Elles se soustraient à cette injonction : « Les sages femmes craignaient Dieu, et ne firent point ce que leur avait ordonné le roi d’Égypte : elles laissèrent vivre les garçons. » (Exode 2, 17)
Les femmes détiennent les clés du futur. Une fois encore, le langage hébraïque le confirme. Dans la Bible, les sages-femmes sont appelées « celles qui enfantent ». Mais plus tard, dans le langage rabbinique, elles seront appelées tout simplement les « sages ». Ici intervient un superbe jeu de mots. Une ancienne maxime du style « gouverner, c’est prévoir » dit : « Qui est appelé sage ? Celui qui prévoit ce qui va naître. »
L’avenir, c’est l’enfant du présent ; est sage celui qui « voit ce qui va naître ». L’accoucheuse est une sage…
C’est que les femmes ont un rapport particulier au temps. Toute femme est biologiquement porteuse d’avenir, alors que les hommes vivent sans doute davantage dans le présent. On pourrait peut être lire dans ce sens la fameuse formule d’Aragon : « La femme est l’avenir de l’homme »