moine qui pousse une brouette et le même qui lit

Travailler ou prier ? Avec les Pères du désert… 5/5



Temps estimé pour la lecture de cet article : 7 min

Travailler ou prier : quelle question !

Nous arrivons au bout de l’enquête chez les Pères du désert au sujet des liens entre travail et prière se poursuit… Dernière contribution à la réflexion. Après Abba Antoine (prière et travail main dans la main), Abba Sylvain (unification, bon sens, et mesure), Abba Or (travail et humilité), Abba Poemen (apprendre à discerner), voici la cinquième et dernière étape… Suivez-moi pour la fin de ces visites !

Chez Abba Jean Colobos : Apprendre le travail spirituel…

Terminons nos rencontres au désert avec Abba Jean Colobos, surnom qui signifie « le nain », « le petit ». Il était probablement surnommé ainsi à cause de sa taille physique, mais on disait aussi de lui : « Qui est Jean pour avoir, par son humilité, suspendu tout Scété à son petit doigt ? » (Jean Colobos 36). Autant dire que le qualificatif de « petit » renvoie peut-être aussi et avant tout à sa grande humilité, et que c’était une grande figure spirituelle dans la colonie d’ermites du désert de Scété.
On sait bien qu’il n’y a pas d’humilité sans humiliation. Et Jean a commencé son parcours monastique par une erreur de jeunesse qui intéresse notre thème et dont il retiendra la leçon. Jean Colobos 2 :

On disait de l’abbé Jean Colobos qu’il dit un jour à son frère aîné : « Je voudrais être sans souci, comme le sont les anges, qui ne font aucun travail, mais servent Dieu sans cesse. » Et ôtant son manteau, il s’en alla au désert. Une semaine après, il revint chez son frère. Quand il eut frappé à la porte, il l’entendit demander avant d’ouvrir : « Qui es-tu ? » Il dit : « Je suis Jean, ton frère. » Et l’autre lui répondit : « Jean est devenu un ange et il n’est plus parmi les hommes. » Et il eut beau supplier en disant : « C’est moi », son frère ne lui ouvrit pas mais le laissa se morfondre jusqu’au matin. Finalement il lui ouvrit et lui dit : « Tu es un homme, et tu dois de nouveau travailler pour te nourrir. » Jean fit une métanie en disant : « Pardonne-moi. »

Nous retrouvons encore une fois la même illusion d’une opposition entre vie spirituelle et travail manuel. La vie des moines, parfois effectivement appelée « angélique », ne l’est pas de ce point de vue. Pour eux, le service incessant de Dieu se vit aussi avec les mains. Le frère aîné de Jean a eu le bon sens de le lui rappeler avec humour.
Son maître en vie monastique l’a empêché de tomber dans une dérive messalienne, et l’a rééduqué avec une méthode pour le moins énergique et assez déroutante. Il va lui donner l’occasion de passer du travail manuel au travail spirituel. Jean Colobos 1 :

On racontait de l’abbé Jean Colobos que, s’étant retiré chez un vieillard thébain, à Scété, il résidait dans le désert. Son abbé, ayant pris un bois sec, le planta et lui dit : « Chaque jour arrose-le d’une bouteille d’eau jusqu’à ce qu’il produise du fruit. » Or, l’eau était si loin d’eux qu’en partant la chercher le soir on revenait à l’aube. Au bout de trois ans, le bois reprit vie et produisit du fruit. Alors le vieillard prenant son fruit le porta à l’église et dit aux frères : « Prenez, mangez du fruit de l’obéissance. »

Cette histoire toute simple, qui peut paraître choquante au premier abord, est très riche symboliquement et théologiquement. Elle mériterait un long développement pour en manifester toute la profondeur spirituelle. Son sujet principal est l’obéissance, mais nous allons la prendre sous l’angle de vue du travail manuel puisque c’est notre sujet. L’acte d’obéissance demandé concernait un travail. Si le fruit final est celui de l’obéissance, néanmoins celle-ci s’est incarnée dans un travail humble et assidu. Remarquons tout de suite que ce type de travail répétitif peut rejoindre beaucoup de nos situations personnelles, au moins à un moment de notre vie.
Ces sentences sont à méditer, à ruminer. Et pour cela il est bon de se représenter la situation. Jean est en apprentissage de la vie monastique, et son abbé connaît sans doute sa mésaventure de jeunesse. Il lui demande la régularité ou la constance ou l’endurance (chaque jour), la foi (arroser un bâton sec planté dans le désert), et l’espérance (le fruit attendu). Tout cela est mis à l’épreuve par la distance, la démesure, le non-sens apparent, le temps qui passe. N’oublions pas que Jean apprend et vit aussi toutes les autres dimensions de la vie monastique. Et le vieillard, son abbé, l’accompagne, il le forme, il s’est engagé lui aussi dans cette histoire, il l’aide à assumer ce qui se passe dans son intériorité.
Et que se passe-t-il ? Durant une longue marche nocturne et répétitive, la tête travaille. Il y a des moments d’ardeur, de foi et d’espérance, mais aussi des moments de fatigue, de doute, voire de révolte. C’est ce qui se passe aussi dans bien de nos tâches manuelles répétitives. Et ça nous laboure le cœur. Jean s’en est ouvert à son père spirituel, et celui-ci l’a sûrement aidé à gérer toutes ces pensées, à en faire quelque chose, à ne pas se laisser dominer par elles, à les tourner vers Dieu. Et de plus en plus, il les a tournées vers Dieu, il les a transformées en prière pendant que son corps était occupé. Pour l’ancien aussi c’était un acte de foi et d’espérance, pour lui d’abord.
Finalement arrive l’inattendu, la nouvelle vie et la fécondité du bois. La concision de la sentence ne nous oblige pas à penser qu’il se soit agi d’un miracle advenu tout à coup. Probablement il importe d’imaginer la vie retourner peu à peu, même si c’est miraculeux, jusqu’à donner des fruits. Jean aurait donc fait l’expérience de voir jour après jour ce bois reprendre vie, et ceci l’aurait soutenu dans son travail, dans son ascèse. Sur la réalité de cet avènement, quel qu’ait été le sort du bois lui-même, il est raisonnable de penser qu’en arrosant ainsi le désert durant trois ans chaque jour, quelque semence aura germé, et les alentours du bâton seront devenu un petit jardin !
Pour vous introduire à une lecture symbolique de ce récit, le bois sec planté dans le désert, c’est peut-être bien Jean lui-même qui commence sa vie monastique au désert. L’eau puisée et versée chaque jour, c’est la vie baptismale, la Parole de Dieu, l’Esprit Saint. La nuit pour aller chercher cette eau, c’est la descente en soi-même, avec sa part d’aridité. Les trois ans, c’est le Christ et son mystère pascal. La vie, le fruit, c’est la vie spirituelle, la renaissance intérieure. On est passé du travail manuel au travail spirituel, du labeur extérieur au labeur intérieur, et l’unité s’est finalement faite.

Jean a finalement fort bien réussi à allier la prière au travail manuel. Il forçait l’admiration de ceux qui le fréquentaient, et on en a gardé le souvenir. Parmi diverses autres histoires du même type, en voici deux qui manifestent cela. Ces deux histoires ne manquent pas d’une pointe d’humour non plus. Jean Colobos 11 et 31 :

On disait de lui qu’un jour avec la corde qu’il avait tressée pour deux corbeilles, il n’en fit qu’une seule, et ne s’en aperçut qu’en approchant du mur, car son esprit vaquait à la contemplation.

Un chamelier vint un jour prendre ses objets et s’en aller ensuite ailleurs. L’abbé Jean entra pour lui apporter la corde, mais il oublia, ayant la pensée tendue vers Dieu. Derechef donc le chamelier le dérangea en frappant à la porte ; et de nouveau l’abbé Jean entra et oublia. Une troisième fois le chamelier frappa, alors le vieillard rentra en répétant : « Corde, chameau, corde, chameau… ! » et il disait cela afin de ne plus oublier.

Cette attitude de prière dans le travail reste néanmoins une lutte, un travail intérieur. Et quand on se donne plus au travail, il faut ensuite contrebalancer pour faire retour dans son intériorité. Jean Colobos 35 :

On disait de ce même abbé Jean que, quand il revenait de la moisson ou de visites à des vieillards, il vaquait à la prière, à la méditation et à la psalmodie jusqu’à ce que sa pensée soit rétablie dans son état antérieur.

Finalement il en viendra à affirmer que le travail fatiguant, le labeur, caractérise le moine. Jean Colobos 37 :

L’un des Pères demanda à l’abbé Jean Colobos : « Qu’est-ce qu’un moine ? » Il répondit : « Fatigue (labeur), car le moine se fatigue en toute œuvre. Ainsi est le moine. »

Au départ, Jean désirait une vie facile et sans fatigue, comme les anges (ou l’idée qu’il se faisait d’eux). Il a bien évolué. Il termine avec une conception résolument combative de la vie spirituelle, et c’est le travail manuel qui la lui a apprise. Il se montre disciple du Seigneur qui disait que « Depuis les jours de Jean le Baptiste jusqu’à présent, le royaume des Cieux subit la violence, et des violents cherchent à s’en emparer. » (Mt 11,12), c’est-à-dire tous ceux qui veulent y entrer en dépit de leur apparente indignité, et qui se convertissent à l’appel de Jean puis du Christ. Toute la vie du moine, et de tout chrétien, est travail de conversion pour une union à Dieu dans l’amour.

Peut-être trouvez-vous sévère cette conclusion d’Abba Jean Colobos. Et si vous la lisiez en vous imaginant ce vénérable ancien avec un visage rayonnant de bonheur, des yeux brillants, un air taquin, et un petit sourire au coin des lèvres ? Peut-être cela changerait-il votre approche… et vous aidera à passer du travail manuel au travail spirituel, et retour !