moine qui pousse une brouette et le même qui lit capuchon sur la tête

Travailler ou prier ? Avec les Pères du désert… 3/5



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Travailler ou prier : quelle était la question ?

Troisième étape d’une enquête spéciale dans le désert d’Égypte des IVe et Ve siècles… On recherche l’équilibre entre prier et travailler. Suivez-moi donc ! Après Abba Antoine et Abba Sylvain, voici la troisième…

Abba Or : Le travail garde dans l’humilité

Parmi beaucoup d’autres moines du désert, Abba Or était du même avis qu’Abba Silvain pour ce qui est de l’indépendance des ressources. Il ne voulait absolument pas dépendre des aumônes de quelqu’un d’autre. Même quand ce n’est pas dit explicitement, on peut penser que l’exemple de St Paul a joué un grand rôle, car comme nous l’avons dit, il est une référence pour ces ascètes. En effet, il s’est donné en exemple aux Thessaloniciens en disant : « Vous savez bien, vous, ce qu’il faut faire pour nous imiter. Nous n’avons pas vécu parmi vous de façon désordonnée ; et le pain que nous avons mangé, nous ne l’avons pas reçu gratuitement. Au contraire, dans la peine et la fatigue, nuit et jour, nous avons travaillé pour n’être à la charge d’aucun d’entre vous. Bien sûr, nous avons le droit d’être à charge, mais nous avons voulu être pour vous un modèle à imiter. » (2 Th 3, 7-9) Les moines du désert ont retenu la leçon. Ainsi Abba Or transmit cette attitude à Paul, son disciple, qui avait accepté de recevoir l’aide d’un horticulteur : Or 4

Un jour, Paul, le disciple de l’abbé Or, partit acheter des rameaux de palmier. Il se trouva que d’autres étaient venus avant lui et avaient versé un acompte. L’abbé Or, lui, n’avait jamais versé d’acompte pour quoi que ce soit, il donnait le prix en même temps qu’il achetait. Aussi le disciple s’en allait-il ailleurs pour chercher des rameaux, mais l’horticulteur lui dit : « Quelqu’un m’a versé un acompte, il y a quelque temps et il n’est pas encor revenu, prends donc ces rameaux. » Il prit les rameaux, revint chez le vieillard et lui raconta l’affaire. Quand le vieillard entendit cela, il se frappa les mains et dit : « Or ne travaillera pas cette année ! » Et il n’eut de cesse que le disciple les eut reportés à l’endroit où il les avait eus. »

L’attitude de cet ancien qui ne veut pas accepter la fleur que lui fait l’horticulteur peut étonner. Il aurait pu recevoir avec gratitude la générosité de ce bienfaiteur, comme l’a fait le disciple. En fait il préférerait ne pas travailler du tout, et donc se trouver dans la misère, plutôt que de travailler avec une matière première payée par un autre. On peut y voir au moins un manque de simplicité, pour ne pas taxer ce grand ascète d’amour propre. Au fond, il aurait pu rembourser l’acompte plus tard. Quel message veut-il donner ? Il ne veut sans doute pas blâmer la bonté de cet homme, si l’on en croit cet autre récit, qui reprend la même idée : Or 6

Dans les parages de l’abbé Or, il y avait un comte, du nom de Longin, qui faisait de grandes aumônes. L’un des Pères étant venu à lui, celui-ci le supplia de le conduire chez l’abbé Or. Le moine alla donc chez le vieillard et lui fit l’éloge du comte en disant : « Il est bon, il fait beaucoup d’aumônes. » Le vieillard réfléchit et dit : « Oui, il est bon ! » Alors le moine se mit à le solliciter : « Laisse-le, abbé, venir te voir ! » Mais le vieillard répondit : « Assurément, jamais il ne traversera ce ravin pour me voir ! »

Deux moines et deux attitudes fort différentes face à la générosité de ce comte qui se fait un plaisir d’alléger le quotidien de ces hommes de Dieu. Abba Or ne veut pas entendre parler de ses aumônes, tandis que l’autre Père les accepte, et même va les chercher. Pourtant Abba Or reconnaît bien la bonté du comte. Mais il a sans doute un gain plus grand à cultiver : l’humilité. Deux paroles que l’on trouve un peu plus bas peuvent nous aider à interpréter son attitude avec justesse : Or 9 et 10

L’abbé Or a dit : « C’est une couronne pour le moine que l’humilité. »

Il a dit encore : « Celui qui est honoré et loué plus qu’il ne le mérite en subit grand dommage ; tandis que celui qui n’est pas du tout honoré par les hommes sera glorifié là-haut. »

En n’acceptant pas les offrandes de l’horticulteur et du comte, on peut supposer qu’Abba Or ne voulait pas être honoré par eux plus qu’il ne le méritait. Il choisit sans doute la voie de l’humilité, dans laquelle le gardera son travail manuel.

On trouve ce lien entre travail manuel et humilité chez un autre Père, Abba Macaire. Le fait est manifesté par cette petite histoire : Macaire 11

S’en revenant un jour du marais à sa cellule en portant des rameaux de palmier, l’abbé Macaire vit le diable venir à sa rencontre sur le chemin avec une dague. Celui-ci voulut l’en frapper, mais ne l’ayant pu, lui dit : « Quelle force sort de toi, Macaire, pour que je sois impuissant contre toi ! Car tout ce que tu fais, je le fais aussi : tu jeûnes, moi aussi ; tu veilles, moi je ne dors pas du tout ; il n’y a qu’un point sur lequel tu me bats. » L’abbé Macaire lui demanda : « Quel est-il ? » Il dit : « Ton humilité. À cause d’elle je ne puis rien contre toi. »

On connaît deux versions de cette histoire. Celle-ci a l’avantage de donner le contexte, et donc de manifester pourquoi Macaire se trouve préservé des coups du démon par son humilité. Le démon fait allusion au jeûne et à la veille, deux pratiques concrètes typiques de ces moines, et qu’ils vivaient avec ardeur. La troisième pratique concrète quotidienne de base, si l’on excepte la prière, était le travail manuel. Le travail n’est pas cité explicitement à la fin de la sentence. En lieu et place du travail manuel, on trouve l’humilité, comme s’il y avait une correspondance entre les deux. Le début de l’histoire montrait justement Macaire au travail : il revenait du marais avec des rameaux pour fabriquer ses cordes ou ses paniers, trajet qu’il aurait pu confier à ses disciples, mais qu’il fait lui-même. C’est dans cette activité qu’il rencontre le démon, et qu’il en est victorieux car le démon doit reconnaître l’humilité de Macaire. De fait, on reconnaît souvent un risque de vaine gloire dans les jeûnes ou les veilles, qui sont des victoires sur les forces de la nature, de la chair. On reconnaît aussi un risque d’orgueil dans les pratiques spirituelles ou intellectuelles. Mais le travail manuel échappe à tous ces dangers. C’est pourquoi il est particulièrement lié à l’humilité.

Prochaine visite : Abba Poemen, un maître en discernement !