moine qui pousse une brouette et le même qui lit

Travailler ou prier ? Avec les Pères du désert… 1/5



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Travailler ou prier : telle est la question…

On ne peut pas tout faire dans la vie ! Il y a ceux qui prient, et puis il y a ceux qui travaillent. Me croirez-vous ? Les moines eux-mêmes sont divisés sur la question ! Alors partons faire une enquête chez quelques figures vénérables parmi eux : les fameux Pères du désert d’Égypte. Suivez-moi pour cinq visites ! Voici la première…

Brève histoire des Sentences des Pères

Depuis seize siècles, la cote des Pères du Désert ne se dément pas dans l’histoire de la spiritualité. Ils ont été lus à toutes les générations, à certains moments plus qu’à d’autres, mais sans interruption. Ils peuvent nous aider ! Ils ont vécu entre la fin du IIIe siècle et le milieu du Ve siècle. Ils parlaient peu, mais on a répété et transmis quelques perles sorties de leur bouche, et très tôt on a mis par écrit ces sentences. Puis à la fin du Ve siècle et au tout début du VIe des moines de Palestine, de la région de Gaza, en ont fait des recueils, en grec. Un premier plus ou moins par ordre alphabétique des prénoms de ces abbas du désert. Puis un second par ordre thématique. Ça a très vite été traduit en latin, et depuis ce temps-là, tout le monde chrétien ou presque a entendu parler de ces valeureux ermites.
Ces paroles de sagesse, ou « apophtegmes » en grec, sont des sentences courtes ou de petites histoire édifiantes. Les recueils se présentent un peu comme le livre des Proverbes ou le livre de la Sagesse dans la Bible. C’est une succession de réflexions qui donnent à penser. C’est un peu comme le grenier d’une vieille maison de famille : on trouve de tout. Certaines paraissent étranges, d’autres ne manquent pas d’humour, et d’autres enfin sont choquantes pour nos esprits modernes. Mais elles ont toutes quelque chose à offrir. Elles demandent pour cela à être méditées, soupesées, bien comprises, éventuellement commentées. Elles sont de la matière à réflexion plutôt qu’une réflexion aboutie. On ne peut pas leur demander une doctrine spirituelle (en grec, une « theoria »). Ce qui les intéresse, c’est la pratique (en grec, une « praxis »), une manière de se disposer concrètement à la contemplation, à la vie spirituelle.
Nous allons donc aller à la rencontre de certains de ces Pères, et parcourir quelques unes de leurs histoires ou paroles de sagesse qui parlent du travail. Je vais simplement les commenter pour les savourer. Les traductions viennent de : Les sentences des Pères du Désert, traduites par Lucien Regnault, Solesmes 1981

Chez Abba Antoine : prière et travail main dans la main

Antoine 1.

Le saint abbé Antoine, assis un jour au désert, se trouva pris d’ennui et dans une grande obscurité de pensées. Il dit à Dieu : « Seigneur, je veux être sauvé, mais les pensées ne me laissent pas ; que ferai-je dans mon affliction ? Comment serai-je sauvé ? » Peu après, s’étant levé pour sortir, Antoine voit quelqu’un comme lui, assis et travaillant, puis se levant de son travail et priant, assis de nouveau et tressant la corde, puis se relevant encore pour la prière. C’était un ange du Seigneur envoyé pour le diriger et le rassurer. Et il entendit l’ange dire : « Fais ainsi et tu es sauvé. » Ayant entendu cela, Antoine eut beaucoup de joie et de courage. Et faisant ainsi, il fut sauvé.

Saint Antoine le Grand est la figure de proue du mouvement érémitique des déserts d’Égypte. C’est lui qui est mis en premier dans le recueil dit Alphabétique, qui ne suit pas un ordre alphabétique strict. Antoine est mis en valeur, et le rédacteur a choisi d’ouvrir son recueil par cette petite histoire, courte mais très riche. C’est un épisode consolant pour tous les moines de voir le père des ermites se trouver confronté au mal le plus difficile à porter dans la vie spirituelle : cet ennui accompagné de pensées sombres qu’on appelle « acédie ». Elle fait perdre le goût de tout, surtout de la vie spirituelle, et porte au découragement, à la fuite. On connaît ça. Antoine crie vers Dieu : « je veux être sauvé », c’est-à-dire je veux vivre en ta présence, Seigneur. « Mais les pensées ne me laissent pas », c’est-à-dire qu’il est pris par sa radio ou son cinéma intérieur qui le tire loin de Dieu et le fait tomber dans cette sorte de dépression. La gestion des pensées est la grande affaire des moines du désert ; ils désirent parvenir à la paix intérieure propice à la prière continuelle. Mais on n’y arrive qu’au prix d’un combat pour établir cette paix en soi.
Dans cette situation difficile, le Seigneur ne lui donne pas de grandes pensées spirituelles, ou une méditation biblique approfondie. Il lui parle par l’exemple d’un envoyé (peu importe de qui il s’agit) pour qu’il reçoive d’un autre la solution. Cette solution est intéressante pour nous, puisqu’il s’agit d’un rythme de vie dans lequel le travail a une place égale à celle de la prière. C’est l’alternance du travail et de la prière qui va lui permettre de retrouver la paix intérieure, manifestée par la joie et le courage. Prière et travail alternés sauvent la vie spirituelle, ils remettent dans la relation à Dieu.
D’une certaine manière, à travers cette simple histoire, tout est dit de la vie du moine et de la place du travail dans sa vie. Il est au service d’un but plus profond qui est la paix du cœur, appelée aussi « hésychia ».

Voici une autre histoire, anonyme, qui vient dire la même chose, non sans une pointe d’humour : N 424.

Un autre ancien vint au fleuve et y trouvant une jonchaie paisible, il s’installa, coupa des feuilles dans le fleuve, tressa une corde qu’il jeta ensuite au fleuve. Il fit de la sorte jusqu’à ce que des gens vinrent là et le virent. Alors il se leva et partit, car il ne travaillait pas par nécessité mais pour peiner et avoir l’hésychia.

Cet ancien jette le produit de son travail à l’eau, alors qu’habituellement les moines vivent du fruit de cette fabrication de cordes. Cependant il nous montre ainsi que le vrai gain du travail, le premier fruit, n’est pas la production matérielle finale, mais le fait de travailler et de gagner ainsi la paix intérieure.

Un autre ancien, anonyme lui aussi, pousse l’originalité un peu plus loin : N 59

J’entendis raconter au sujet d’un ancien qui demeurait dans un temple à Clysma, qu’il ne faisait pas le travail du moment, même si quelqu’un voulait le lui faire faire ; mais à la saison des filets il travaillait la paille, et quand on s’occupait des filets il travaillait de lin, afin que son esprit ne fût pas troublé par les ouvrages.

Celui-ci a trouvé une autre technique. Il fait bien un travail que nous disons « rentable », mais il se met volontairement en décalage par rapport au rythme habituel. C’est une manière d’être en marge des affaires du monde pour ne pas être troublé par des soucis de rentabilité et de commerce, d’immédiateté.
Pour terminer sur la belle alliance entre travail et prière : N 415

Les anciens disaient d’un autre frère qu’il ne quittait jamais son travail manuel et que sa prière montait continuellement devant Dieu, qu’il était aussi très humble et très stable dans son état.

Mais cette belle alliance n’est pas le cas de tous, à en juger par l’histoire suivante, qui donne aussi une recette intérieure pour bien vivre son travail : N 414

« Pourquoi, quand je sors pour un travail, suis-je négligent à l’égard de mon âme ? » demanda un frère à un ancien. L’ancien lui dit : « Parce que tu ne veux pas accomplir ce que dit l’Écriture : Je bénirai le Seigneur en tout temps, en tout temps sa louange sera dans ma bouche (Ps 33/34,2). Que tu sois donc dedans ou que tu sois dehors, où que tu ailles, ne cesse pas de bénir Dieu, non seulement en paroles, mais aussi en actions et en pensées glorifie ton maître, car la divinité n’est pas circonscrite en un lieu, mais étant partout elle embrasse tout par sa vertu divine. »

C’est un petit traité de vie spirituelle. D’abord l’ancien appuie la nécessaire implication de la volonté : la vie spirituelle nécessite la volonté d’accomplir l’Écriture et donc de mettre les moyens nécessaires en œuvre. Ensuite il la définit comme action de grâce qui embrasse toute la vie. La prière ne se limite pas aux prières que l’on dit à l’oratoire (y aurait-il une allusion à Jean 4 ?), mais doit pénétrer tout l’être, actions et pensées. Par conséquent cela doit rejoindre aussi le travail.
Soit dit en passant : d’où l’avantage d’un travail manuel simple et répétitif dans ce cas. Il permet d’avoir l’esprit libre.

Suite au prochain épisode, avec Abba Sylvain !