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Travail ou prière : est-ce une bonne question ?
L’enquête chez les Pères du désert sur les liens entre travail et prière se poursuit… Chacun apporte sa contribution à la réflexion. Suivez-moi pour la suite des visites ! Après Abba Antoine, Abba Sylvain, et Abba Or, voici la quatrième étape…
Chez Abba Poemen : Apprendre à discerner
Abba Poemen est une figure particulière dans le recueil des Apophtegmes des Pères, car sous son nom est réunie la collection la plus nombreuse de sentences. Invitons-le donc à participer à notre enquête, même si la place qu’il accorde dans son enseignement au travail manuel n’est pas prééminente. Elle n’en a pas moins la même importance que chez les autres Pères dans le concret de leur rythme de vie. Poemen 168 :
Un frère demanda à l’abbé Poemen : « Comment dois-je me tenir dans la cellule ? » Il lui dit : « Se tenir dans ta cellule, quant au visible, c’est travailler des mains, ne manger qu’une fois par jour, se taire et méditer ; quant au progrès secret dans la cellule, c’est porter le blâme de soi en quelque lieu qu’on aille, observer les heures des offices et ne pas négliger les choses cachées. Et s’il arrive que tu aies un temps sans travail manuel, mets-toi à ton office et accomplis-le sans trouble. À la fin tu obtiendras ainsi une bonne compagnie et tu seras à l’écart de la mauvaise.»
On retrouve ici l’équilibre entre travail et prière, au service de la vie intérieure. La « cellule » est d’abord le lieu de vie du moine, et ensuite le symbole de la vie intérieure. Cette approche va largement passer dans l’histoire de la spiritualité. Soit dit en passant : le « blâme de soi », n’est pas à interpréter de manière morale, « je suis coupable », ni psychologisante, « je ne vaux rien ». C’est une allusion à la parabole du publicain et du pharisien dans le Temple (Lc 18, 9-14). Le moine veut suivre l’attitude du publicain qui se reconnaît pécheur, c’est-à-dire qui reconnaît avoir besoin de l’aide, de la miséricorde de Dieu plutôt que de se justifier lui-même comme le pharisien. Quant aux « choses cachées », c’est avoir conscience de ce qui se passe en soi, les « pensées » qui ne sont pas forcément des réflexions, mais aussi des émotions, sentiments, images, tous les mouvements intérieurs qui affectent la paix intérieure et les relations à soi, à Dieu, aux autres. Occuper ses mains par le travail manuel prend donc place dans ce contexte de vie spirituelle pour un équilibre global.
La nécessité de gagner concrètement sa vie, son pain, n’en est pas moins absente. Mais elle n’est pas première. Poemen 10 :
Certains racontaient qu’un jour l’abbé Poemen et ses frères qui fabriquaient de la corde arrêtèrent le travail parce qu’ils n’avaient pas de quoi acheter les fibres. Quelqu’un qui les aimait bien raconta la chose à un commerçant croyant. Or l’abbé Poemen ne voulait rien recevoir de personne à cause de l’embarras. Le commerçant, désireux de procurer du travail au vieillard, feignit d’avoir besoin de cordes ; il amena son chameau et les emporta. Le frère venant chez l’abbé Poemen et apprenant ce qu’avait fait le commerçant voulut faire son éloge et dit au vieillard : « Assurément, abbé, ce n’est pas par besoin qu’il les a prises, mais pour nous procurer du travail. » Apprenant que le commerçant les avait prises sans en avoir besoin, l’abbé Poemen dit au frère : « Lève-toi, loue un chameau et rapporte-les. Si tu ne les rapportes pas, Poemen ne restera pas ici avec vous. Car je ne veux pas faire tort à cet homme qui n’a pas besoin des cordes ; il y perdrait et me prendrait mon gain. » Le frère s’en alla avec beaucoup de peine et les rapporta. Sinon, le vieillard se séparait d’eux. Quand il revit les cordes, il se réjouit comme s’il avait trouvé un trésor.
Il me semble que la pointe de cette histoire soit sur la notion de « gain ». Et cela peut être très intéressant pour nous. De quel gain s’agit-il ici ? La réponse se situe dans le début de l’histoire : Abba Poemen ne veut pas d’aumônes pour éviter « l’embarras » d’une relation faussée par une dette, qui serait là une dette de reconnaissance. Autrement dit, il veut être libre, libre de toute attache. De plus, ce travail manuel doit être un vrai travail, qu’il fait certes pour soutenir sa vie spirituelle, mais aussi et d’abord pour subvenir à ses besoins. Il est important pour Poemen de s’assumer lui-même matériellement par ce moyen, en vérité. Le fait d’être un homme de Dieu ne lui donne droit à aucun traitement particulier de la part des croyants, possiblement à leur détriment. Le danger par-derrière est celui dénoncé par le pape François, une tentation de tous les temps chez les gens qui se présentent comme religieux (qu’ils le soient réellement ou non) : le « cléricalisme ». C’est mortel pour la vie spirituelle.
Pour prolonger sur l’aumône, on peut aussi voir ce qu’il en est pour les moines en faveur des autres. C’est tout de même une pratique demandée par Jésus. Nous allons lire deux sentences qui montrent le discernement de Poemen en ce domaine. Poemen 22 :
Un frère vint chez l’abbé Poemen et lui dit : « Je sème mon champ et je fais l’aumône avec ce que j’en tire. » Le vieillard lui dit : « Tu fais bien » Il s’en alla avec ardeur et augmenta ses aumônes. Or l’abbé Anoub avait entendu la parole et dit à l’abbé Poemen : « Tu n’as donc aucune crainte de Dieu pour parler ainsi à ce frère ? » Le vieillard garda le silence. Deux jours après, l’abbé Poemen fit venir le frère et lui dit en présence de l’abbé Anoub : « Qu’est-ce que tu m’as demandé l’autre jour ? Mon esprit était distrait. » Le frère dit : « J’ai dit que je sème mon champ et que je fais l’aumône avec ce que j’en tire. » Et l’abbé Poemen lui dit : « Je croyais que tu parlais de ton frère, le séculier. Si c’est toi qui fais ce travail, ce n’est pas un métier de moine. » À ces mots le frère fut désolé et dit : « Je ne sais rien faire d’autre et il est impossible que je ne sème pas mon champ. » Quand il se fut retiré, l’abbé Anoub fit une métanie et dit : « Pardonne-moi. » L’abbé Poemen dit : « Moi aussi, dès le début, je savais que ce n’est pas un métier de moine ; mais j’ai parlé selon sa pensée à lui et je lui ai donné du courage pour accroître ses aumônes. Maintenant il est parti contristé, mais il fera encore la même chose. »
Cette histoire parle du discernement, qui doit s’adapter à la réalité de chaque personne. Abba Anoub veut imposer au contraire une idée théorique de vie monastique, de bien spirituel, sans tenir compte de la personne. Abba Poemen va à la fois recevoir humblement la remarque de son frère, et à la fois lui donner une leçon de discernement. Le frère qui venait rendre visite était sans doute trop simple ou trop actif pour s’adonner à la méditation, et il avait donc besoin de plus de travail manuel pour occuper utilement son temps. C’est pourquoi il avait transformé en aumône le surplus de production de son travail. C’était un bon discernement.
Poemen ne rejette cependant pas totalement l’exercice de l’aumône pour les moines, comme on le voit dans une autre sentence, mais il va suggérer un dépassement. Poemen 69 :
Le frère dit encore : « Dis-moi une autre parole. » Le vieillard répondit : « Autant que tu peux, travaille manuellement pour avoir de quoi faire l’aumône. Car il est écrit : ‘L’aumône et la foi purifient les péchés.’ (Pr 15, 27) Le frère dit : « Qu’est-ce que la foi ? » Le vieillard répondit : « La foi, c’est vivre dans l’humilité et faire l’aumône/faire miséricorde. »
Cette fois-ci Poemen conseille de travailler pour faire l’aumône, en s’appuyant sur un verset du livre des Proverbes. Néanmoins, en plus de l’interprétation littérale du verset, il en donne une interprétation spirituelle au frère qui le lui demande. Alors il fait un jeu de mot que permet le grec et passe de l’aumône matérielle à l’aumône spirituelle qu’est la miséricorde en s’appuyant sur la racine du mot, qui est identique.
Tant que l’on parle de l’aumône, voici ce que l’on raconte aussi à ce propos d’un certain abba Lucius, confronté aux euchites, ou messaliens, que nous avons déjà rencontrés. On n’a retenu de lui que cette sentence, qui est suffisante à transmettre son bon sens spirituel. Lucius :
Certains moines qu’on appelle euchites, se rendirent un jour chez l’abbé Lucius à l’Enaton. Le vieillard leur demanda : « Quel est votre travail manuel ? » Ils dirent : « Nous, nous ne touchons pas à un travail manuel ; mais comme le dit l’Apôtre, nous prions sans cesse. » Le vieillard dit : « Vous ne mangez donc pas ? » – « Si ! » répondirent-ils. Alors il leur dit : « Pendant que vous mangez, qui donc prie à votre place ? » Il leur dit encore : « Ne dormez-vous pas ? » – « Mais si ! » dirent-ils. Le vieillard dit : « Alors quand vous dormez, qui donc prie à votre place ? » Et ils ne trouvèrent rien à lui répondre. Alors il leur dit : « Excusez-moi, mais vous ne faites pas comme vous dites. Moi, je vais vous montrer que, tout en faisant mon travail manuel, je prie sans cesse. Je m’assois avec Dieu, mouillant mes petits rameaux de palmier et tressant de la corde en disant : « Aie pitié de moi, ô Dieu, selon ta grande pitié, et selon la multitude de tes miséricordes, efface mon iniquité. » et alors il leur demanda : « N’est-ce pas là une prière ? » – « Oui », répondirent-ils. Puis il leur dit : « Quand donc je reste toute une journée à travailler et à prier, je gagne plus ou moins seize deniers, j’en dépose deux à la porte et je me nourris avec le reste. Et celui qui prend les deux deniers prie à ma place pendant que je mange ou que je dors et ainsi, par la grâce de Dieu, j’accomplis le précepte de prier sans cesse. »
Le travail manuel permet donc l’aumône, et Lucius intègre habilement l’aumône à la prière. Et travail et prière se trouvent donc intimement liés : il fallait y penser ! Ces deux pratiques vont d’ailleurs ensemble dans l’évangile, avec en plus la miséricorde (cf le Discours sur la montagne Mt 6, 1-15). Lucius qui profite de la miséricorde de Dieu, fait profiter les autres d’une œuvre de miséricorde par son aumône.
Suite et fin (bientôt) avec : Abba Jean Colobos