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La Règle de Saint Benoît (RB) propose un chemin vers la Vie éternelle. Ou plutôt elle met devant le chemin étroit de l’Évangile. Ce thème biblique court le long du Prologue (Pr) de la RB, parfois en filigrane. Et l’orientation en affleure partout : le temps est orienté vers la fin du temps. C’est le chemin de la vie, le chemin du Salut, le chemin du Seigneur. On retrouve ce chemin de l’Évangile à beaucoup d’endroits dans la RB. St Benoît invite à y courir, à monter vers les sommets, à se hâter, à suivre les bonnes voies et rejeter les mauvaises, à revenir à Dieu, à y suivre le Christ, etc. Le chrétien ne marche pas sans but. Le moine cherche tellement à garder ce but devant les yeux que non seulement il marche avec persévérance, mais à la suite de St Paul, il court, pour remporter la victoire (cf Ph 3,14).
Peut-être pourrions-nous apprendre de St Benoît, nous aussi, à fixer nos yeux vers notre fin, pour être sûrs d’atteindre le but de notre vie ? Méditons ensemble le prologue de sa Règle, ainsi qu’une partie du chapitre 4 sur les instruments des bonnes œuvres. Ainsi nous glanerons quelques conseils qui pourront nous aider à marcher plus librement et légèrement vers la vraie Vie.
Une fin : le Royaume de Dieu en nous (Pr 19-22)
Une voie de retour
Le chemin que St Benoît propose n’est ni plus ni moins celui du retour à Dieu (Pr 2). C’est le retour par l’obéissance du serviteur. Plus que cela, c’est l’attitude du fils (Pr 1.5). Nous avons reçu la dignité de fils, et il s’agit de se mettre à l’écoute du Maître pour ne pas le décevoir par une conduite mauvaise.
La perspective, dès les premières lignes de ce prologue, est donc bien le retour à la maison du Père à laquelle le Seigneur nous appelle. Il nous a déjà donné sa grâce pour cela en faisant de nous ses fils et en mettant en nous ses dons. L’Écriture nous appelle, mais le moyen d’y répondre nous a déjà été offert (Pr 6.9) : la lumière divine nous éveille et nous éclaire pour courir sur le chemin, et nous avons la possibilité d’entendre la voix qui nous y appelle.
Au cœur du Prologue (Pr 21), puis à la fin (Pr 50), c’est la perspective du Royaume qui nous est offerte. Être serviteur du vrai roi (Pr 3), n’est-ce pas justement d’abord et avant tout avoir cette perspective de son Royaume devant les yeux ?
En contrepoint : le châtiment
La perspective inverse, le châtiment éternel, arrive peu après (Pr 7). St Benoît nous met face à la liberté, à la responsabilité que Dieu nous a octroyée. Il s’agit de répondre, il s’agit de se mettre en marche. Dieu ne peut rien si nous ne le choisissons. Il respecte trop notre liberté. Toute la possibilité d’être libre nous a été donnée, mais il dépend de nous de répondre, de recevoir la vie, de saisir ce Salut offert.
Si nous sommes sur cette voie du retour, c’est que nous partons de très loin, et que le temps nous est concédé pour notre conversion (Pr 36). Prendre la voie de la vérité et de la liberté, c’est en fuir une autre (Pr 42). C’est mettre tout en œuvre pour avancer dans la droiture, faire le choix de ce qui doit durer toujours, et non du néant. Nous sommes invités à accueillir le salut parce que nous sommes fondamentalement voués à la mort. Notre éloignement actuel de Dieu est déjà châtiment.
Ce temps-ci
L’éternité se joue dans ce temps-ci. La première valeur temporelle qui apparaît dans la Règle est « nunc, maintenant ». À diverses reprises St Benoît revient sur cette idée dans son Prologue. La perspective de l’éternité engendre une sorte d’urgence : il faut se lever de son sommeil (Pr 8), et c’est aujourd’hui que cela se passe, aujourd’hui qu’il faut écouter, ouvrir son cœur, courir (Pr 10-12). C’est notre désir profond que le Seigneur interpelle : de quelle vie avons-nous soif (Pr 15) ?
Ce temps-ci n’est pourtant pas celui d’un simple désir. Il est celui de la mise en pratique du bien. C’est dans les bonnes actions que le désir prend chair, que le Seigneur peut nous mener à la perfection (Pr 4). C’est en actes, c’est par des choix concrets qu’il s’agit d’avancer sur ce chemin de la vie (Pr 17-20), et aussi en travaillant sur ses pensées pour couper le mal à la racine, et laisser agir le Seigneur, en toute humilité (Pr 28-32).
La mise en pratique de l’Évangile est pour maintenant, et c’est dans cette mise en pratique que se joue le désir de la vie éternelle. La sagesse selon Dieu est bien concrète. Le temps nous est concédé pour que nous nous convertissions (Pr 33-38). Ce n’est pas demain qu’il faudra s’en préoccuper : « tandis qu’il est encore temps et que nous sommes en ce corps et qu’il reste le temps d’exécuter tout cela à la lumière de cette vie, il nous faut à présent courir et accomplir ce qui nous profitera pour toujours. » (Pr 43.44)
Du début à la fin
Il y a une sorte de dialogue entre le début et la fin du prologue, ainsi qu’entre le début et la fin de la Règle. Et tout tourne autour de ce thème ; c’est dire son importance spirituelle pour St Benoît. Tout est comme enchâssé dans cette perspective qui doit donner élan à ce qui sera proposé dans « l’école du service du Seigneur » qu’il fonde pour apprendre à aimer, « amender les vices et préserver la charité » (Pr 47).
Il a conscience de présenter la voie étroite de l’Évangile (Pr 48). Cette voie étroite est la même obéissance que l’on a rencontrée au début. St Benoît ne nous cache pas la difficulté, mais il se fait consolant : si la voie est étroite, et vraisemblablement le restera, en revanche à mesure du progrès « le cœur se dilate », ce qui rend la marche plus aisée, et l’on se met à courir. Ce qui est requis du chrétien est simplement la persévérance, y compris quand il faut communier aux souffrances du Christ (Pr 50).
Les toutes dernières pages de la Règle reviennent sur ce thème. Le chapitre 72 se clôt sur cette perspective de la vie éternelle. Tout le bon zèle est le désir et l’attente d’un au-delà de cette vie. Puis avec le chapitre 73 on se retrouve en mode direct, sur le même ton que dans le Prologue. Il s’agit d’agir avec l’aide du Christ, d’accomplir la Règle, en ayant les yeux fixés plus loin que cette vie, vers la Patrie céleste, et de se hâter pour parvenir au but (73, 8).
Un outil : désirer la vie éternelle (RB 4, 41-49)
Dans le chapitre 4 sur les instruments des bonnes œuvres, St Benoît présente une série d’instruments spirituels autour du thème de la perspective du jugement et de la vie éternelle. Il est intéressant de voir qu’en réalité il y associe d’autres thèmes : celui de la pensée de la mort, celui de l’attention aux actions, et celui de la présence de Dieu à notre vie. Ces thèmes sont encastrés les uns dans les autres comme des « poupées russes », ou plus précisément en forme de « chiasme », c’est-à-dire de structure concentrique :
41. Mettre en Dieu son espérance.
> 42. Si l’on voit quelque bien en soi, qu’on l’attribue à Dieu, non à soi-même.
> 43. Quant au mal, que l’on sache en être toujours l’auteur, et qu’on se l’attribue.
>> 44. Craindre le jour du jugement.
>>> 45. Redouter la Géhenne.
>>> 46. Désirer la vie éternelle de toute la convoitise spirituelle.
>> 47. Avoir chaque jour devant les yeux la possibilité de la mort.
> 48. Garder à toute heure le contrôle de ses faits et gestes.
49. En tout lieu tenir pour certain que l’on est regardé par Dieu.
(50. Briser immédiatement contre le Christ les pensées mauvaises qui viennent au cœur, et les découvrir à un ancien spirituel.)
Face à l’éternité : vv. 45.46
La vie éternelle est le but ultime de la vie chrétienne, et donc de la vie monastique. C’est pourquoi s’exercer à désirer cette vie éternelle oriente l’intériorité vers là où elle doit être orientée. Nous ne sommes pas faits pour ce monde. Que ce soit avant ou après saint Benoît, les moines ont toujours tenu pour important d’alimenter cette tension intérieure, cet élan vers l’éternité. Le désir en est un élément capital. Et la direction fondamentale du désir, au plus profond du cœur, va permettre que se mette en place en une sorte d’écologie de tous les désirs. La convoitise spirituelle va prendre le pas sur les convoitises de la chair.
La peur est liée au désir. On n’aime guère aujourd’hui parler de la peur de l’enfer. Néanmoins il est opportun de la faire jouer aussi, car elle donne de la force au désir. Un désir qui ne serait pas complété par la peur de perdre ce que l’on aime, ou la peur de son contraire, serait sans réelle intensité, en particulier quand l’enjeu est aussi radical qu’une question de vie ou de mort. Sans doute ne faut-il pas pour autant laisser la peur prendre le dessus. Car la réciproque de la règle à peine évoquée n’est sans doute pas vraie : la peur d’une chose ne fait pas forcément naître le désir de son contraire. La peur laissée à elle-même enferme et paralyse.
Entre désir et peur, tout est une question d’équilibre, de discernement spirituel.
La mort et le jugement : vv. 44 et 47
Penser à la vie éternelle ou à l’enfer peut paraître un peu vague pour nos esprits terrestres pris dans les soucis d’un quotidien où tout passe. Tout cela peut paraître lointain. St Benoît propose donc un sujet de méditation plus concret, organisé en deux aspects : le jugement qui arrivera sûrement un jour, et la mort qui peut survenir à tout moment. La conscience et le souvenir du jugement et de la mort sont un rappel du sens et du but de cette vie, un avertissement de leur proximité, et par conséquent un stimulus pour être fidèle à la vie éternelle dans la vie quotidienne.
Ces outils consistent donc à se présenter en pensée à la porte d’entrée du Paradis. Il ne s’agit pas d’avoir peur. L’enfer, oui, il faut en avoir peur. Le jugement, non. La crainte dont il s’agit est plutôt un respect devant le mystère, le mystère de Dieu. On ne saurait redouter le jugement lorsqu’on est chrétien. Et d’ailleurs le dernier instrument proposé par St Benoît sera de « ne jamais désespérer dans la miséricorde de Dieu » (4,74). Mais penser avec sérieux à ce jugement qui adviendra au dernier jour pourra aider à avoir conscience que notre vie porte en elle une gravité qu’il ne faut pas négliger. St Benoît renouvellera ce rappel à certains moments clés de sa Règle.
L’attention à ses actions : vv. 42.43 et 48
L’attention à ce que l’on choisit et à ce que l’on fait est la suite logique de ce qui précède. Nous avons déjà traité ce thème à partir du Prologue. Il se retrouve mis en pratique au cœur des questions d’organisation, de vie concrète. Il s’agit d’exercer un contrôle sur soi pour vivre selon Dieu, selon l’Évangile. L’homme, le chrétien, est libre et responsable de son agir devant Dieu. Garder le contrôle sur ses faits et gestes découle de notre dignité d’être humain, et plus encore de chrétien puisque nous avons été libéré par le Christ de la servitude du péché, et appelé à laisser cette libération prendre toute notre vie.
Au fond, le jugement dernier arrive à chaque instant. St Benoît met le moine et de chrétien devant sa responsabilité de manière radicale. Il écrit tout à fait à dessein et choisit ses mots, puisqu’il change à ce moment le texte qui lui sert de modèle, la Règle dite « du Maître ». Tout le bien est grâce de Dieu. Tout le mal vient de soi. On ne peut pas s’attribuer quelque bien, car c’est le Seigneur qui nous en donne l’intuition et la force. On ne peut pas non plus rejeter sur le Malin la faute que l’on ferait, le mal qu’il y aurait en soi, car le Démon ne fait que suggérer, et c’est la liberté humaine qui cède à ses séductions.
Saint Benoît veut former dans son monastère des hommes libres.
La présence de Dieu : vv. 41 et 49 (50)
Enfin, tout cela est comme enchâssé dans l’exercice, fondamental pour le moine, de l’espérance en Dieu et de l’attention à sa présence. Cela constitue le thème fondamental du premier degré de l’humilité (7, 10-30) qui est le plus long de tous les degrés. Les quelques versets que nous lisons sont d’ailleurs fort proches de ce premier pas de l’humilité. Cette attention à la présence de Dieu est très en lien avec le thème précédent : qui vit dans la crainte de Dieu et la conscience de sa présence peut plus facilement discerner entre la volonté de Dieu et la volonté propre.
Espérer en Dieu et garder à l’esprit la présence de son regard en tout lieu, même là où l’on pense être seul, sont aussi deux instruments à bien garder ensemble dans l’équilibre d’un juste discernement spirituel. Il en va ici un peu de même qu’avec le désir et la peur. L’espérance mise en Dieu pourrait être trop candide, et en fait dénaturée, si elle ne s’accompagnait pas d’une exigence de conversion. À l’inverse, le regard de Dieu pourrait être ressenti comme soupçonneux s’il n’était pas sujet d’espérance.
Peut-être serait-il opportun de rajouter le verset 50. Le Christ est le défenseur, c’est lui notre espérance, lui avec qui et pour qui nous combattons dans notre chemin de conversion. Nul autre que lui nous conduira à la vie éternelle (cf 72, 12). Tout au long de la RB, St Benoît ne cesse de tourner les regards du moine vers lui. Il vient à notre rencontre de tant de manière, comme ici, dans la personne de l’accompagnateur spirituel ou du confesseur.
Conclusion : vers une écologie des désirs
Vécu de manière équilibrée, le désir de la Vie éternelle va induire une sorte « d’écologie des désirs ». C’est-à-dire que ce désir fondamental de la vie éternelle va permettre de mettre à leur place tous les autres désirs qui agitent le cœur de l’homme. Aller voir comment la RB met cela concrètement en œuvre tout au long de l’organisation pratique du monastère demandera un autre article.
Avant de terminer, notons juste que par cette expression modernisée, nous nous approchons de ce qu’un grand prédécesseur et modèle de St Benoît, Jean Cassien, désignait par l’expression « pureté du cœur » dans sa première « Conférence », discours qu’il attribue à l’abbé Moïse. Il interprète cette attitude de la béatitude qui permet de voir Dieu comme étant la charité. Elle est le vrai but du moine ici-bas. C’est en recherchant ce but, en apprenant à aimer en vérité, que l’on peut espérer parvenir à la fin de la vie chrétienne qu’est la vie éternelle. Et c’est en désirant la vie éternelle, en s’exerçant à être toujours en chemin vers elle, que nous apprendrons vraiment à aimer.