tulipe jaune tolérée au milieu de tulipes rouges

Tolérer la tolérance ?



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Tolérer la tolérance ?

Lors des attentats à Paris de novembre 2015, après qu’on eut découvert que tout avait été pensé et préparé en Belgique, un psy expliquait dans le journal Sud-Ouest que c’est « un pays de très grande tolérance », allant jusqu’à tolérer des groupes islamiques radicaux. La question se pose donc : faut-il encore tolérer la tolérance ?

Nous commencerons par définir la tolérance, puis nous verrons la manière dont elle est mise en avant aujourd’hui. Nous réfléchirons ensuite sur la possibilité d’être tolérant lorsqu’on croit à une vérité valable pour tous.

1. Qu’est-ce que la tolérance ?

Tout le monde s’accorde pour dire que c’est une vertu, c’est-à-dire une force intérieure qui rend la vie plus facile et plus paisible.

1.1. À la recherche de la tolérance

Tolérance dans l’éducation

C’est une vertu essentielle à l’éducation. Pour conduire son disciple à mieux, tout éducateur doit tolérer des erreurs de sa part. On ne peut pas tout apprendre d’un seul coup. L’être humain est un être qui se construit dans le temps. Il progresse graduellement. Un éducateur peut savoir très précisément ce qui est à viser (il le sait mieux que le disciple) ; en vue de ce but (qui est un perfectionnement du disciple), il va établir une progression durant laquelle, il va tolérer momentanément des imperfections chez son disciple.

N’importe quel parent fait ainsi spontanément. Il tolère bien des imperfections chez ses enfants. Mais ce qui était tolérable à un moment donné ne l’est plus quelques années après. Nous touchons là le caractère fluctuant de la tolérance. Elle dépend de l’âge, de la fatigue, de la personnalité. Il ne faudrait pas tolérer tel caprice de la part de tel enfant, alors que d’un autre qui a plus de difficulté à se maîtriser, ou qui a une forte personnalité difficile à canaliser, il faudra tolérer plus de colères, voire de caprices. Constamment, pour être juste, la tolérance s’adapte aux situations.

La tolérance, comme toutes les vertus, vise un juste milieu. Celui-ci n’est pas une moyenne médiocre, mais une ligne de crête entre deux précipices, et il n’est pas si facile que cela de rester constamment sur la ligne de crête. Ces deux précipices sont connus : l’intolérance (qui ne laisse rien passer) et le laxisme (qui laisse tout passer).

Notez que dans ces deux vices opposés à la tolérance, l’un des deux ressemble assez à la tolérance : le laxisme tolère tout. Mais nous savons bien que tout tolérer dans l’éducation, mène forcément à de grandes difficultés, notamment à de l’intolérance de la part des enfants non éduqués. Paradoxalement, un excès de tolérance produit de l’intolérance ! Un enfant dont les parents tolèrent tout devient tôt ou tard un barbare intolérant.

L’autre vice, l’intolérance (on ne laisse rien passer à un enfant) refuse de prendre en compte la faiblesse ou la personnalité de l’enfant. Le fruit d’une éducation intolérante n’est pas plus brillant que celui d’une éducation trop tolérante. Les mécanismes d’apprentissage deviennent rigidifiés, l’enfant sera probablement une personne raide, à l’intelligence étroite, parce qu’enserrée dès son éveil dans un carcan de devoirs. Tolérer la spontanéité d’un enfant permet au contraire un épanouissement de ses propres dons et de son génie personnel.

Entre ces deux vices, il y a toute la gamme des essais et des ratés, mais aussi des réussites dans l’éducation. Il n’y a pas à s’étonner de se tromper parfois, l’éducation est un art, et sans doute le plus difficile. Depuis que l’humanité existe, les parents sont défaillants. Mais on n’a pas trouvé mieux pour éduquer des enfants !

Résumons : la tolérance est une vertu permettant d’accepter un défaut, en attendant un progrès.

Parfois, la tolérance est l’acceptation d’un mal en vue d’éviter un mal plus grand. On peut tolérer un manque de respect d’un adolescent parce que si on lui fait une remarque maintenant, il risque de se braquer voire d’exploser, et le mal sera bien pire. Dans un cas comme celui-ci, je choisis de tolérer un mal.

La tolérance est toujours un choix, ce n’est pas simplement laisser faire quelque chose jugé mauvais, contre lequel on ne peut rien, c’est plutôt laisser faire quelque chose que l’on pourrait empêcher. Le choix de tolérer fait partie de la tolérance (sinon, simplement, on supporte quelque chose qu’on ne peut pas éviter). Ceci permet de percevoir la différence entre la faiblesse et la tolérance. Abdiquer, ou laisser faire parce qu’on n’a pas la force de lutter n’est pas la même chose que tolérer. La tolérance est une vertu, c’est-à-dire une force intérieure.

Tolérance dans la vie commune

Il est un autre domaine où la tolérance est absolument nécessaire : la vie commune entre personnes « égales » ( éducateur et éduqués).

La vie commune est tissée d’actes de tolérance. Il faut bien tolérer une belle-mère, si on veut se marier ! Même entre deux personnes qui s’aiment vraiment, il y a toujours les défauts de l’autre qu’il faut tolérer, sous peine de ne plus pouvoir vivre ensemble. Là encore, on tolère un mal en vue d’un bien ou afin d’éviter pire.

Une vertu minime

Si la tolérance est importante pour vivre ensemble, il est évident qu’elle ne suffit pas. Si un homme dit qu’il tolère sa femme, nous sentons bien qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Le jour du mariage, les époux ne se promettent pas de se tolérer tout au long de leurs vies, mais de s’aimer mutuellement, ce qui va beaucoup plus loin. C’est une idée à retenir, la tolérance n’est pas le summum des relations humaines. Au contraire, elle dit plutôt un minimum, sans quoi la vie commune n’est pas praticable. Tolérer les défauts de son mari, c’est bien ; l’aimer, c’est beaucoup mieux ! Et pour durer ensemble, il est absolument nécessaire de s’aimer, la tolérance seule est incapable d’assurer une vie commune durable. Pour vivre ensemble, il faut un principe unificateur (en l’occurrence, l’amour). Sans ce principe unificateur qui suscite la volonté de durer ensemble, la tolérance va vite s’épuiser. Notre ancien maître des novices disait : « Il ne faut pas seulement supporter les autres, sinon, ils deviennent vite insupportables ; il faut les porter ». Autrement dit : je « porte » l’autre parce que je l’aime.

Un petit bilan à partir de ce que je viens de dire :

  1. La tolérance est la vertu qui permet d’accepter un mal
    a. en vue d’un bien ultérieur,
    b. ou pour éviter pire.

  2. On tolère momentanément (même si on ne sait pas combien de temps cela va durer)

  3. Elle est à inventer constamment, puisqu’elle est un équilibre entre le laxisme et l’intolérance.

  4. Elle est un choix = elle n’est pas subie. Autrement dit, elle n’est ni une défaite, ni une démission, ni une résignation.

  5. Elle n’est qu’un minimum requis pour vivre ensemble, elle ne suffit pas à créer des liens durables.

1.2. Tolérance dans la société moderne

Voici une définition donnée par le Robert :

Attitude qui consiste à admettre chez autrui une manière de penser ou d’agir différente de celle qu’on adopte soi-même. Voir : Compréhension, indulgence (cf. avoir l’esprit large).

Quelle est la grande nouveauté avec ce qui précède ? C’est qu’il n’y a plus d’appréciation morale de ce qui est toléré. Auparavant, on tolérait un mal. Dans cette nouvelle approche, on tolère une manière de penser ou d’agir différente de la sienne. Il n’y a plus de jugement de valeur sur ce que l’on tolère. Ce que l’on tolère est peut-être bon, mais je le tolère parce que c’est autre que ce que je vis, pense ou crois. J’insiste, car c’est important pour comprendre l’engouement pour la tolérance aujourd’hui. Traditionnellement, on tolère un mal. Aujourd’hui, on utilise le verbe tolérer pour accepter quelque chose qui est simplement considéré comme autre.

Cependant, les mots gardent leur valeur, et donc, l’idée que ce qui est toléré est un mal reste sous-jacente. L’expression « tolérance zéro » en témoigne : quand le mal est perçu comme vraiment important, il n’y a aucune tolérance accordée, mais si le mal est moindre, on le tolère.

Une vertu suffisante ?

J’ai dit plus haut que la tolérance n’est pas suffisante pour construire la vie commune, est-elle suffisante pour créer une société juste ? Admettre chez autrui une manière de penser différente de la sienne est un minimum pour vivre les uns à côté des autres. Mais cette attitude est-elle suffisante pour bien vivre ensemble ? Comme pour la vie commune, il est évident que non. Pour pouvoir vivre ensemble, il faut un principe unificateur, quelque chose qui lie, un but commun. Aujourd’hui par exemple, l’état palestinien est séparé de l’État d’Israël par un mur. Chacun des peuples tolère l’existence de l’autre, mais il est évident que sans le moindre processus actif d’entente, cette situation ne peut produire que la guerre. La tolérance ne permet que de juxtaposer des groupes qui, s’ils ne font que se tolérer, se considèrent finalement comme des maux réciproques.

Pourquoi alors la considération éclatante dont jouit la tolérance dans notre société ? Nous avons vraiment l’impression que c’est la plus haute vertu civile ! S’il y a bien une insulte qu’une personne politique ou du monde du spectacle ne veut pas entendre, c’est celle d’intolérant !

J’ai découvert qu’il existe une journée internationale de la tolérance (le 16 novembre) qui vise à faire grandir l’esprit de tolérance dans le monde entier, notamment par des actions sur les enfants. Pourquoi pas une journée internationale de la fidélité, de la pureté, de l’humilité, etc. ? Pourquoi cette place privilégiée accordée à la tolérance ?

1.3. Sous le manteau de la tolérance

À mon avis, la mise au pinacle de la tolérance va de pair avec le relativisme. Ce système de pensée s’est imposé au monde moderne, au point que Benoît XVI évoquait une véritable « dictature du relativisme »1. Selon ce courant de pensée : tout se vaut. Il n’y a pas de vérité valable pour tous. Chacun a sa vérité, qui est relative et qui peut changer. S’il existe des vérités, elles diffèrent pour chacun : ce qui est vrai pour l’un ne l’est pas forcément pour l’autre. Tout dépend des personnes et de leur état, voire de leur humeur. Sous la dictature du relativisme, je peux dire ce que je pense, mais à la condition de ne pas imaginer que cela puisse être vrai pour autrui. Je dois m’interdire de considérer mes idées comme éventuellement valables pour d’autres. Puisqu’il n’y a pas de vérité intangible valable pour tous, il est louable et respectable, dans cette optique, d’être tolérant. C’est ainsi que la tolérance est devenue la vertu essentielle de l’honnête homme du XXIe !

La pétrification des croyants…

Au royaume du relativisme, il est très mal vu d’avoir des certitudes. Quelqu’un qui croit connaître quelque chose de vrai, valable pour tous, est forcément perçu comme intolérant dans notre société : comment pourrait-il entrer en dialogue avec quelqu’un d’autre puisqu’il prétend savoir ? L’image qui vient spontanément à notre esprit (moderne) pour parler de quelqu’un qui a des certitudes, c’est le caillou ! Une personne qui a des certitudes, c’est une personne qui serait pétrifiée, rigidifiée dans ses certitudes. Comment pourrait-elle être tolérante celle qui sait quelque chose de certain ? Quelle présomption, quel orgueil !

Pour la modernité, rien n’est sûr, rien n’est certain. Cela au moins, c’est sûr et certain ! Je le répète : « Ce qui est certain, c’est que rien n’est certain »2. C’est une phrase absurde. Or, c’est sur cette absurdité qu’est construite une grande partie de la pensée moderne.

… ou la pétrification des incroyants ?

Sans vérité, sans certitude comment avancer dans la vie ? Si je ne suis pas sûr que le pont sur lequel j’avance est solide, je n’avancerai pas ! Si nous y réfléchissons bien, c’est plutôt celui qui est dans le doute continuel qui ressemble à une pierre immobile. Puisque rien n’est sûr pour lui, il ne peut se lancer. Il reste où il est sans jamais bouger, comme un caillou sur le bord du chemin3. Celui qui est sûr et certain d’être sur le bon chemin, celui-là peut avancer paisiblement. Le vrai vivant, n’est-ce pas plutôt celui qui a des certitudes ?

Nous avons tous eu des périodes d’incertitude dans nos vies, des moments de choix importants qui ont pu nous laisser plus ou moins longtemps dans le doute. Tant que nous étions dans le doute, nous ne pouvions pas avancer. Le doute n’est pas porteur ! Ce qui nous fait avancer, ce sont les vérités sûres.

Dans l’optique de la modernité, la tolérance est la pseudo-vertu de ceux qui doutent de tout. Chaque pensée aurait une même valeur. Je tolère qu’on pense différemment de moi, parce qu’en fait, je doute moi aussi de ce que je pense ; ou, en tout cas, ce n’est valable que pour moi.

En y réfléchissant davantage, je pense qu’il y a d’autres défauts dans la tolérance conçue comme la capacité à admettre chez autrui une manière de penser ou d’agir différente de celle qu’on adopte soi-même.

Le mépris de celui qui tolère tout

Sous le manteau de la tolérance, se cache parfois, un mépris de l’autre. Si je tolère tout, je n’accorde finalement pas beaucoup d’importance aux convictions d’autrui (puisque tout se vaut). Je n’ai que de l’indulgence ou de la pitié pour la position de l’autre, surtout si c’est une conviction arrêtée (il est buté s’il a des convictions !)

L’indifférence du tolérant

Il existe, dans les rapports humains, un autre défaut qui peut habilement se cacher sous le manteau de la tolérance, je veux parler de l’indifférence. Être indifférent à la pensée des autres, à la religion des autres, à la manière de vivre des autres, voire au sort des autres, et les laisser faire parce que, finalement, « Je m’en fous », ce n’est pas une vertu, bien au contraire !

L’intolérance de celui qui tolère tout

Paradoxalement, l’intolérance devient le fait de ceux qui tolèrent tout. Ils tolèrent tout, sauf ceux qui estiment qu’on ne peut pas tout tolérer. Or il y a des actes ou des pratiques qui sont intolérables. Au nom de la tolérance, on voudrait nous obliger à tolérer l’intolérable ! Qui est intolérant alors ?

Par exemple, nous, catholiques, estimons que l’avortement est une pratique intolérable, pour la raison très simple qu’un être humain est supprimé. Or, il est très impressionnant de voir comment ceux qui luttent pour la vie (contre l’IVG) ne sont pas tolérés dans les médias : on ne tolère pas la moindre réflexion sur l’avortement. Faire réfléchir aux seules conséquences de cet acte est devenu un délit ! Être contre l’avortement, c’est ne pas tolérer une pratique, c’est donc être intolérant !

Aux EUA, deux mouvements s’affrontent sur ce sujet : les pro-life qui luttent pour la vie, et les pro-choice qui veulent imposer la possibilité de choisir, autrement dit la tolérance. Si vous êtes contre les pro-choice, vous êtes forcément contre la tolérance c’est-à-dire intolérant ! (CQFD)

En accordant une valeur absolue à la tolérance, on devient vite intolérant. Le diable, à mon avis, est favorable à une tolérance très large !4

La dictature de celui qui tolère tout

Tolérer toutes les opinions paraît à première vue très vertueux, mais c’est aussi anesthésier à petit feu les consciences. Il y a des idées qui sont fausses, qui sont mauvaises, qui sont mortifères, qui détruisent l’homme et la société. Face à ces idées qu’une personne estime mauvaises, il devrait y avoir la possibilité d’une objection de conscience. C’est le cas, théoriquement, pour l’avortement : personne ne doit être obligé à pratiquer un avortement. Mais nous savons bien que dans la pratique, l’objection de conscience n’est pas tolérée pour tous. Il y a réellement une dictature au nom de la tolérance !

Tolérance sans vérité ?

Or, on ne peut pas tout tolérer. Il faut toujours que madame tolérance avance au bras de monsieur discernement. Uni, ce couple peut faire beaucoup de bien, mais laissée à elle-même, la tolérance devient fofolle : elle tolère n’importe quoi. De même, un discernement sans aucune tolérance va tomber dans trop de rigueur.

Mr discernement a pour critère la vérité. Si la distorsion d’une pratique avec la vérité sur l’homme est trop forte, il ne faut pas la tolérer. Le critère de tolérance est dans le rapport à la vérité. Or la modernité ne croit plus à l’existence d’une vérité, une et valable pour tous, tout le drame est là. Comment se permettre de ne pas tolérer une doctrine sans un rapport à une vérité valable pour tous ? Je le répète, car c’est capital, tout le problème moderne de la tolérance est celui du rapport à la vérité. Si elle existe, il y a des choses intolérables, si elle n’existe pas, au nom de quoi ne pas tolérer une idée ou une pratique ?5

Finalement, la tolérance, au sens moderne du mot, n’est pas si belle que cela. Sous l’apparence très brillante dont elle est revêtue dans notre société se cachent bien des défauts qui sont en réalité ceux d’un excès de tolérance.

Mais je ne voudrais pas rester sur une approche négative. La tolérance reste une vertu, même si c’est une vertu minime. Pour avancer un peu plus, je voudrais nous mettre maintenant à l’écoute de la parole de Dieu. Que nous dit-elle sur la tolérance ? Sur notre rapport à la vérité ? Pouvons-nous ou devons-nous l’imposer à tous, puisqu’elle est la vérité ? Peut-on être tolérant lorsqu’on croit à une vérité ?

2. Tolérance et vérité

2.1. Dieu est-il tolérant ?

La réponse est évidente : oui, Dieu tolère le mal. Il le tolère en nous ! Il tolère le mal qui pourtant l’offense et le blesse. Il y a quelque chose de divin dans la tolérance !

Le Christ expose clairement cette tolérance divine dans la parabole du blé et de l’ivraie (Mt 13,24-30 ; 36-43). Lorsque les serviteurs proposent au maître d’arracher l’ivraie, ce dernier répond : « Non, de peur qu’en enlevant l’ivraie, vous n’arrachiez le blé en même temps. » (Matthieu 13,29) En attendant le jugement final, il vaut mieux tolérer du mal que de chercher à l’éradiquer entièrement. Ne pas tolérer du mal en ce monde risquerait de faire plus de mal que de bien !

2.2. Posséder la vérité ?

Jésus se révèle donc tolérant, mais il ne verse pas pour autant dans le relativisme. Il résume lui-même son œuvre en ce monde lors de son procès devant Pilate : « Je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité » (Jn 18,36). Aucun relativisme chez lui, la vérité existe, il l’identifie même à sa personne : « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14,6). Mais cette vérité, il ne l’impose pas par la force, il veut qu’elle soit accueillie librement par ceux qui l’entendent.

La suite immédiate de la phrase que je viens d’évoquer est étonnante : « Tout homme qui appartient à la vérité écoute ma voix » (Jean 18,36). Jésus ne dit pas : « Tout homme qui écoute ma voix a la vérité », ce que nous pensons spontanément. Le rapport est inversé : tout homme qui appartient à la vérité écoute ma voix. J’insiste : Jésus ne dit pas que ses disciples (ceux qui l’écoutent) possèdent la vérité, mais le contraire, ce sont eux qui appartiennent à la vérité.

La précision est d’une importance capitale pour bien comprendre notre rapport à la vérité : nous ne la possédons pas, nous cherchons plutôt à y pénétrer. La vérité nous dépasse, elle ne peut être notre possession propre, elle est une réalité dans laquelle nous cherchons à avancer. Si je possédais la vérité, si elle était entièrement présente dans mon esprit, je vivrais sans cesse en accord avec elle, je ne pécherais jamais… l’expérience me dit le contraire !

Durant le discours après la Cène, Jésus avait dit à ses apôtres : « Quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous conduira dans la vérité tout entière. »(Jn 16,13) L’idée est la même, l’Esprit Saint fait pénétrer petit à petit dans la vérité. Le mouvement est inverse de celui que nous imaginons spontanément : ce n’est pas nous qui possédons petit à petit la vérité, mais c’est nous qui entrons dans la vérité, qui appartenons à la vérité ! (cf. aussi 1Jn 3,19).

Le matin de sa mort, le 30 septembre 1897, Sainte-Thérèse de Lisieux a eu cette phrase étonnante : « Oui, il me semble que je n’ai jamais cherché que la vérité ». Elle a passé sa vie à chercher la vérité. Non pas qu’elle n’en sache rien, mais elle percevait clairement qu’elle était en route vers la vérité tout entière. Elle cherchait à y pénétrer davantage.

L’orgueil de ceux qui croient posséder la vérité

Un autre passage de l’évangile de saint Jean est instructif sur notre rapport à la vérité : certains croient la posséder, d’autres la cherchent.

Dans la foule, on avait entendu ses paroles, et les uns disaient : « C’est vraiment lui, le grand Prophète ! » 41 D’autres disaient : « C’est lui le Messie ! » Mais d’autres encore demandaient : « Est-ce que le Messie peut venir de Galilée ? 42 L’Écriture dit pourtant qu’il doit venir de la descendance de David et de Bethléem, le village où habitait David ! » 43 C’est ainsi que la foule se divisa à son sujet. 44 Quelques-uns d’entre eux voulaient l’arrêter, mais personne ne mit la main sur lui. 45 Voyant revenir les gardes qu’ils avaient envoyés arrêter Jésus, les chefs des prêtres et les pharisiens leur demandèrent : « Pourquoi ne l’avez-vous pas ramené ? » 46 Les gardes répondirent : « Jamais un homme n’a parlé comme cet homme ! » 47 Les pharisiens leur répliquèrent : « Alors, vous aussi, vous vous êtes laissé égarer ? 48 Parmi les chefs du peuple et les pharisiens, y en a-t-il un seul qui ait cru en lui ? 49 Quant à cette foule qui ne sait rien de la Loi, ce sont des maudits ! » 50 Parmi les pharisiens, il y avait Nicodème, qui était allé précédemment trouver Jésus ; il leur dit : 51 « Est-ce que notre Loi permet de condamner un homme sans l’entendre d’abord pour savoir ce qu’il a fait ? » 52 Ils lui répondirent : « Alors, toi aussi, tu es de Galilée ? Cherche bien, et tu verras que jamais aucun prophète ne surgit de Galilée ! » 53 Puis ils rentrèrent chacun chez soi. (Jean 7,40-53)

La question fondamentale de ce passage est celle de l’identité de Jésus. Avec un brin d’ironie, saint Jean évoque la division de la foule : les opinions divergent en raison de l’origine de Jésus. « S’il était vraiment le Messie attendu, il devrait venir de Bethléem » objectent les opposants. Or nous savons, nous, qu’il est né précisément à Bethléem. En fait, la vérité mérite toujours d’être cherchée, si les opposants à Jésus avaient posé la question du lieu de sa naissance, ils auraient pu accueillir la vérité sur son identité. Mais ce qui les a arrêtés, c’était leur certitude de posséder la vérité. Saint Jean énumère ensuite les conséquences désastreuses de l’absence de recherche de la vérité :

  • D’abord, le mépris des autres : « Quant à cette foule qui ne sait rien de la Loi, ce sont des maudits ! »
  • L’enfermement dans ses idées préconçues. Alors que Nicodème pose courageusement une question de bon sens et de droit : « Est-ce que notre Loi permet de condamner un homme sans l’entendre d’abord pour savoir ce qu’il a fait ? » Les chefs des prêtres et les pharisiens ne tiennent absolument pas compte de son objection, ils sont sûrs d’eux-mêmes !
  • Et le dernier verset, nous dit symboliquement quelque chose de très profond : « ils rentrèrent chacun chez soi ». Aucune communication possible, aucune communion possible, aucun accord possible, aucune écoute possible lorsqu’on est convaincu de posséder la vérité.

Notez bien que ce que croyaient les chefs des prêtres et les pharisiens, c’est-à-dire la foi d’Israël, n’était pas faux (toute la foi juive de l’AT a été assumée par la foi chrétienne). Seulement, ils n’avaient pas toute la vérité. Mais parce qu’ils pensaient la posséder, en avoir fait le tour, ils étaient intolérants (intolérance qui conduira Jésus à la croix).

Je le répète, Jésus ne nous promet pas de nous faire posséder la vérité, mais de nous faire entrer dans la vérité. Il nous offre la vérité, mais pas comme quelque chose dont nous nous emparons. Le chrétien fervent est constamment en recherche de la vérité6.

L’Église et l’annonce de la vérité

Cependant, j’ai la conviction que nous avons la vraie religion. Que nous sommes les bénéficiaires de la révélation qui vient de Dieu lui-même, que l’Église annonce la vérité, qu’elle est même « colonne et soutien de la vérité » (1 Tm 3,15). Avec tous les moyens de salut confiés par le Christ à cette communauté fondée sur les apôtres et leurs successeurs, elle est chargée d’annoncer la vérité aux hommes.

Mais je n’en déduis pas que je possède la vérité, ni même que nous possédons la vérité. Car Jésus nous dit : « Je suis la Vérité ». Et nous ne le possédons pas.L’Église elle-même ne possède pas la vérité, elle en est la servante. Continuellement, elle la cherche, c’est-à-dire qu’elle cherche à la mieux connaître, à y être plus fidèle. Le pape lui-même cherche la vérité : s’il réunit des synodes ou des conciles pour étudier l’une ou l’autre question, c’est pour avancer dans la connaissance de la vérité.

2.3. Vérité et tolérance dans le monde de ce temps

Le Concile Vatican II a approfondi la manière dont nous avons, d’une part à annoncer la vérité, d’autre part à nous situer par rapport aux autres croyances ou incroyances.

Imposer la vérité ?

Dans un document célèbre, sur la liberté religieuse, les Pères du Concile (dont certains étaient persécutés dans des pays athées) ont voulu réfléchir sur la manière libre de donner son assentiment ou non à la vérité.

La vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même qui pénètre l’esprit avec autant de douceur que de puissance. (Vatican II – Dignitatis Humanae 1)

Autrement dit, Dieu ne demande pas aux chrétiens d’imposer la vérité aux autres, mais de la leur annoncer. La vérité elle-même (le Christ, par son Esprit) peut alors illuminer l’intelligence et le cœur de celui qui écoute. Ce n’est pas le chrétien qui convainc, mais l’Esprit Saint7. En conséquence, il est demandé un respect absolu de la conscience personnelle de chacun, conscience où s’effectue un dialogue entre Dieu et la personne :

Le Concile du Vatican déclare que la personne humaine a droit à la liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres. (idem, n° 2)

Vérité, tolérance et dialogue avec d’autres croyants

À la fin du Concile, il avait été demandé par certains pères une déclaration sur les juifs, en référence à leurs souffrances durant la Seconde Guerre mondiale afin d’éradiquer tout antisémitisme. Très vite, les pères ont perçu que s’ils évoquaient les juifs, il fallait aussi parler des autres religions non chrétiennes. Cette préoccupation a abouti à la déclaration Nostra aetate, texte prophétique, car l’interpénétration des religions et des cultures était loin d’être aussi avancée qu’aujourd’hui.

L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans [les autres] religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de ce qu’elle-même tient et propose, cependant apportent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes. (Vatican II – Nostra Aetatae 2)

Ce faisant, le Concile n’innove pas, il reprend une considération de S. Paul dans la lettre aux Philippiens : « Mes frères, tout ce qui est vrai et noble, tout ce qui est juste et pur, tout ce qui est digne d’être aimé et honoré, tout ce qui s’appelle vertu et qui mérite des éloges, tout cela, prenez-le à votre compte ». (Philippiens 4,8)

Un exemple historique éclatant de cette considération des pensées non-chrétiennes est S. Thomas d’Aquin. Il a passé sa vie à scruter la vérité pour mieux l’aimer et l’enseigner. Il s’est ainsi mis à l’écoute de toutes les sources possibles de la vérité, y compris hors de l’Église. Notamment, il a choisi pour exprimer sa pensée, d’utiliser un philosophe païen, Aristote, au lieu de prendre un chrétien comme S. Augustin (qu’il respecte beaucoup cependant). La pensée philosophique d’Aristote était, selon S. Thomas, plus apte à mettre en valeur la vérité chrétienne que la philosophie de S. Augustin.

Aujourd’hui encore, tout en sachant que le Christ est la vérité, et que l’Église est colonne et soutien de la vérité, nous pouvons recevoir des lumières de la part de non-chrétiens. N’est-ce pas beaucoup plus que de la tolérance au sens moderne ? Celle-ci ne fait qu’admettre une pensée ou une religion différente, sans forcément s’y intéresser, alors qu’il nous est demandé à nous chrétiens, de regarder autrui comme quelqu’un qui peut m’apporter un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes.

Pour nous faire sourire de nous-mêmes, voici un texte dans lequel nous pourrions nous retrouver…

Il y a dans le catholique
un être satisfait, supérieur
– celui qui possède la vérité –
plein de sécurité et de certitude.
S’il s’incline vers l’autre pensée
– il s’incline –
c’est pour la sauver,
c’est-à-dire la circonvenir, la séduire, la gagner à Dieu.
Elle n’est pour lui qu’un objet de compassion
ou de conquête.
Il l’aime par miséricorde.
Il la méprise par foi.
Aucun échange possible.
Un catholique donne.
Il ne reçoit pas.
C’est en quoi je suis mal catholique
Toute âme est mon égale.
J’ai donné de mon mieux à tous,
le peu de lumière que j’avais,
mais j’ai aussi — et de toutes sortes de gens —
beaucoup reçu.

Avais-je bien la foi ?

Marie Noël8 (1883-1967) Notes intimes.

Aucune tolérance dans Vatican II !

Le mot tolérance n’apparaît jamais dans les nombreux documents de Vatican II, c’est étonnant ! Si le mot tolérance n’est pas présent, c’est que les Pères proposent quelque chose de plus grand, le respect et l’amour :

Le respect et l’amour doivent aussi s’étendre à ceux qui pensent ou agissent autrement que nous en matière sociale, politique ou religieuse. D’ailleurs, plus nous nous efforçons de pénétrer de l’intérieur, avec bienveillance et amour, leurs manières de voir, plus le dialogue avec eux deviendra aisé. Certes, cet amour et cette bienveillance ne doivent en aucune façon nous rendre indifférents à l’égard de la vérité et du bien. Mieux, c’est l’amour même qui pousse les disciples du Christ à annoncer à tous les hommes la vérité qui sauve. Mais on doit distinguer entre l’erreur, toujours à rejeter, et celui qui se trompe, qui garde toujours sa dignité de personne, même s’il se fourvoie dans des notions fausses ou insuffisantes en matière religieuse. (1965 Gaudium et Spes 28)

Conclusion

Faut-il tolérer la tolérance ? Oui, bien sûr, mais à condition que ce soit une véritable tolérance et non le vice qui lui ressemble beaucoup qui consiste à tout tolérer. La tolérance est nécessaire en ce monde imparfait. Il faut tolérer certains maux, en attendant mieux, en espérant beaucoup mieux !

La tolérance, pour qu’elle soit vraiment une vertu, doit se déplacer constamment au bras du discernement. Oui, il y a des pratiques qui sont intolérables, parce que profondément contraires à la vérité, il serait inhumain de les tolérer.


1. Même constat chez le pape François : « Quand l’être humain se met lui-même au centre, il finit par donner la priorité absolue à ses intérêts de circonstance, et tout le reste devient relatif. Par conséquent, il n’est pas étonnant que, avec l’omniprésence du paradigme technocratique et le culte du pouvoir humain sans limites, se développe chez les personnes ce relativisme dans lequel tout ce qui ne sert pas aux intérêts personnels immédiats est privé d’importance. » Laudato si’, 122.

2. Ou bien : « A chacun ses certitudes, voilà la certitude qui est valable pour tous ! » ou bien : « La seule vérité c’est qu’il n’y a pas de vérité ».

3. Combien de jeunes adultes ont des difficultés énormes à s’engager, à prendre une décision, à avancer ! Ils doutent de tout (parce qu’on leur apprend à douter de tout), donc ils n’avancent pas dans la vie.

4. Il est aussi favorable à l’intolérance (il était très à l’aise sous les régimes nazi ou stalinien). Il a l’esprit large, il aime à travailler sur les deux vices opposés !

5. J’ai lu la réflexion atroce d’un anarchiste qui disait : « L’inceste, pourquoi pas ? »

6.  cf. un proverbe juif, valable aussi pour nous : « Le sage cherche la sagesse, le sot l’a trouvée ». Cité par Marc-Alain Ouaknin, Tsimtsoum – Introduction à La Méditation Hébraïque, Spiritualités Vivantes, Albin Michel, 1992, p. 17.

7. cf. Le mot très juste de Bernadette exposant une apparition à son impressionnant curé : « Je ne suis pas chargé de vous faire croire, mais de vous dire ».

8. Un procès de béatification a été ouvert pour cet auteur.

Une réflexion sur « Tolérer la tolérance ? »

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