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Des communautés en conversion écologique



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Communion « Laudato Si »:
Des communautés en chemin de conversion écologique

Dans la dynamique de l’Encyclique Laudato Si du Pape François, le monde monastique se laisse bousculer et accepte de se remettre en question. En effet, l’Écologie prônée par l’Église ne peut se réduire à des mesures de transitions, aussi nécessaires soient-elles, mais nous invite à une conversion profonde de nos vies personnelles et communautaires, afin de trouver notre joie à vivre ensemble et à être uni dans notre maison commune. Une moniale témoigne de ce qui a été vécu. Cet article est paru dans le bulletin « Le lien des moniales » de juin 2019 et publié avec leur aimable autorisation. Bonne lecture !

Du 21 au 25 janvier 2019 s’est tenue au Carmel de la Paix de Mazille (près de Mâcon) une rencontre regroupant seize communautés, autour de l’Encyclique Laudato si’ du Pape François. Des communautés diversifiées : bénédictins (Maylis, Landévennec, La Pierre qui vire, Fontgombault) et bénédictines (Martigné-Briand, Eyres-Moncube), cisterciens (Hauterive en Suisse, Lérins) et cisterciennes (Boulaur), trappistes (Tamié, Bellefontaine) et trappistines (Échourgnac), Sœurs de Grandchamp, issues de la Réforme, communauté du Chemin Neuf (représentée par Melleray et Les Dombes), et le Carmel de Mazillle, qui accueillait le groupe. Marchaient avec ces consacrés Elena Lasida (Professeur d’économie et chargée “Ecologie et société” à la Conférence des Evêques de France), Régis Dubourg (Directeur général du réseau des Chambres d’Agriculture et membre de la Communion du Chemin Neuf), Bruno et Marie-Catherine Paquier (tous deux accompagnateurs de la démarche de commercialisation des produits monastiques), et, au début de la rencontre, Simon Bouvard, étudiant auprès d’Elena Lasida en économie sociale et solidaire.

Une de plus ?

S’est-il agi d’une session de plus sur la permaculture et l’écologie ? La réponse est : NON. Aux dires des participants, cette rencontre a apporté quelque chose de très neuf, de nécessaire et de « jamais trouvé ailleurs ». Pourquoi ?
Cela tenait d’abord à la diversité des communautés : de Grandchamp à Fontgombault, d’Hauterive en Suisse à Landévennec à l’extrême pointe du Finistère, des moniales d’Eyres-Moncube à la communauté du Chemin Neuf, la palette de couleurs est large. Diversité des spiritualités et des modes de vie : le Chemin Neuf apportait à la fois la spiritualité ignatienne et le courant charismatique, les moines et moniales vivant sous la règle de Saint Benoît l’enracinement dans le vieux terreau monastique, les sœurs de Grandchamp l’ouverture œcuménique, les laïcs leur insertion dans le monde tel qu’il est aujourd’hui, et Elena Lasida l’apport d’une culture proche de celle du Pape François, en plus de ses compétences professionnelles. Mixité à plusieurs niveaux ; d’abord ce fort enrichissement hommes/femmes, puis une nouveauté par rapport aux rencontres monastiques habituelles : étaient présents à chaque fois le supérieur et un membre de la communauté ; apport mutuel de communautés monastiques et non monastiques, et enfin de consacrés et laïcs mariés ou célibataires.
Voici ce qu’en dit un Père Abbé : « Une méthode nouvelle qui incarne la recherche d’un nouveau paradigme : un réseau qui mélange les ordres, les sexes, la hiérarchie et les tendances ecclésiales. Cela a permis de vivre une expérience de communion tout en revisitant notre ADN cénobitique et sa pertinence face aux urgences que le monde doit affronter actuellement. J’en suis reparti fort d’une espérance renouvelée, du sentiment plus aigu de notre responsabilité et en me demandant : comment continuer ? Comment étendre notre prise de conscience à notre région, à notre ordre et surtout comment permettre à ma communauté d’aborder cette conversion résolument mais à son rythme ? »

Les racines

Si l’embryon du groupe, après d’autres initiatives au sein de différentes communautés et mouvements (Abbaye de Maylis, Communauté de l’Emmanuel, …), est né à l’occasion d’une rencontre à la ferme permaculturelle du Bec-Hellouin, en février 2017, il s’est développé autour d’une réflexion beaucoup plus large, dans la lumière de Laudato si’, avec cette question : que dit Laudato si’ à notre vie monastique ou communautaire aujourd’hui ? Comment l’Encyclique nous invite-t-elle à repenser nos fonctionnements communautaires, personnels, notre rapport au travail, au monde, à la beauté, à nous-mêmes… et à Dieu ? (et pas seulement nos pratiques agricoles ou environnementales ). En quoi est-elle une lumière pour nous ? Et pourquoi est-ce important que nos communautés l’accueillent comme une lumière ?
La rencontre avait été préparée par une équipe de quatre personnes (Frère Joseph, de Maylis, Frère Pierre-Yves de Hauterive, Elena Lasida et Régis Dubourg).
Depuis la session au Bec-Hellouin, Fr. Joseph, Fr. Pierre-Yves et Régis Dubourg, avec d’autres, entretenaient un dialogue d’amitié et de « rumination » sur l’opportunité d’organiser quelque chose qui regroupe surtout des communautés monastiques, permettant de réfléchir, de questionner, d’écouter ensemble, de se féconder mutuellement en quelque sorte. Au bout d’une année de cette rumination et de différentes initiatives, l’idée est née d’une visite des communautés désireuses de faire partie de ce travail par une personne dédiée et, chaque fois, un membre d’une autre communauté (Maylis visite Fontgombault, Fontgombault visite Landévennec, etc). La solution pratique est venue d’une rencontre avec Elena Lasida et la mobilisation d’un de ses étudiants, Simon Bouvard.
Ensuite, d’avril à juillet 2018, Simon Bouvard s’est immergé dans le monde cénobitique en commençant par Maylis et en terminant par Grandchamp (nous ne disons pas «monastique», puisque la communauté du Chemin Neuf ne mène pas la vie monastique; mais étant installée dans d’anciennes abbayes cisterciennes, veut se recevoir de la tradition monastique ; il y a une véritable appropriation de l’héritage monastique de ces lieux, jointe à une transformation liée au charisme propre du Chemin Neuf.)

Les visitations

Ces visitations constituèrent un premier jalon dans ce travail commun ; chaque communauté s’était préparée en réfléchissant à plusieurs thématiques ressortant de Laudato si’ : créativité et enthousiasme, gratuité, communion, gouvernance, chacune étant étudiée dans les quatre relations constitutives de la personne humaine, telles que définies par l’Encyclique : relation à soi, relation aux autres, relation à la nature, relation à Dieu. Pour la plupart des communautés, ce premier travail a été l’occasion de bonnes conversations communes, faisant ressortir points forts et points faibles, désirs, joies, souffrances aussi. La visite proprement dite se passait sur quelques jours, avec accueil des deux co-visiteurs dans les ateliers et les différents pôles du monastère, et, dans les communautés masculines pour Simon , partage de la vie communautaire. Cela n’était en rien une visite canonique : simplement ouverture de ce qui se fait, conversations sur les fonctionnements, partage fraternel et découverte.
Pourquoi un étudiant stagiaire ? Quel intérêt d’ouvrir ainsi nos vies communautaires à un regard extérieur, étranger au monde monastique, qui allait analyser les choses en fonction de grilles peut-être inadaptées ? Le défi était grand pour Simon. Le groupe de préparation n’avait aucune garantie que « ça marcherait ». De fait, Simon a dit que son stage a dépassé en dépaysement tout ce que ses camarades de promotion, partis qui en Inde, qui en Afrique, ont pu vivre. Pour lui, cela a été une expérience très riche de pouvoir connaître de l’intérieur les communautés visitées ; ce qui l’a le plus frappé est la joie des frères et sœurs rencontrés ; mais il a eu besoin de la chaleur de la vie fraternelle pour affronter une réalité loin de ses repères habituels, qui sont ceux de tous les jeunes aujourd’hui (extrême mobilité, technologie très présente).
Pour les communautés visitées, le regard de Simon, à la fois neuf, intéressé et bienveillant (et aussi très discret), on pourrait dire « vierge », avec l’apport des sciences humaines et une grille de lecture de type « socio-phénoménologique », a pu être un catalyseur à maints égards. Son attention s’est surtout portée sur « ce qui crée du lien » (ou n’en crée pas !) : interdépendances à l’intérieur et avec l’extérieur, accueil et gestion des fragilités, gouvernance, histoire des pratiques, plus que sur les « gestes verts », même s’il a pu aussi rapporter des bonnes pratiques vues ici et là. Et ce regard-là, croisé avec celui d’un frère ou d’une sœur d’une autre communauté, pouvant l’aider à décrypter certaines choses mais aussi réfléchissant avec lui, porté sur « nos fonctionnements », a présenté un grand intérêt, à la fois lors de la visite et à la rencontre de Mazille. Il a vu des choses que nous ne voyions plus à force de les côtoyer, et en a fait souvent ressortir la beauté et la pertinence. Des exemples seront donnés plus loin.

Temps intermédiaire

Puis, de septembre à début décembre, des rencontres régionales d’une journée ont lieu, pour faire le point sur ces visites et préparer la rencontre de Mazille. Ce deuxième jalon permet de se rendre compte que la dynamique du mouvement est à la fois très pertinente et profonde, et donne lieu à des échanges d’une grande qualité. Le fait d’avoir tous été « visités » crée une communion ; et en même temps, il apparaît clairement qu’il n’y a pas de « modèle » : chaque communauté vit une réalité qui lui est propre, perçoit les enjeux de Laudato si’ et de cette visite d’une façon singulière. Le fait que d’autres communautés font la même démarche crée une communion profonde, qui ouvre la perspective, en créant des liens et en préparant une mise en commun. Rien d’égalitaire ni d’idéologique ; la vie cénobitique, dans son double aspect vertical et horizontal, est à la fois respectée et vivifiée.

La plante sort du sol

Vient la rencontre de Mazille, où tous se retrouvent. L’équipe de coordination avait préparé un programme de travail sur trois équilibres, en lien avec les trois vœux monastiques : singulier/collectif, en lien avec le vœu d’obéissance, gratuit/utile en lien avec le vœu de conversion des mœurs (chasteté et pauvreté), intérieur/extérieur en lien avec le vœu de stabilité. Ce programme a été reconnu par tous comme remarquable ; s’il a demandé beaucoup d’heures de travail, ce travail a été certainement assisté de l’Esprit Saint, au vu des fruits qui en sont sortis.
La réflexion se déroulait en quatre temps : brève présentation de la problématique par Elena Lasida suivie d’une synthèse de Simon sur comment cette problématique est vécue dans les communautés ; illustration de la problématique par une « conversation » entre une communauté présentant une de ses pratiques et une autre communauté réagissant à cette pratique (points positifs et points négatifs) ; réflexion par petits groupes sur les choses entendues, où aussi on identifie ou propose des « bonnes pratiques et repères » ; remontée avec tous.
En réalité, chaque matin réservait un temps par petits groupes (les mêmes que pour la réflexion), où la part fut d’abord faite à la Parole de Dieu. Ce temps de lectio divina en commun sur l’évangile du jour a fondé la suite des échanges dans une écoute ensemble de l’Esprit Saint. Cet « exercice », avec ce qu’il peut avoir de décapant dans le rapport de chacun aux autres, sous le regard du Seigneur, a beaucoup compté dans la rencontre. D’une façon nouvelle pour beaucoup d’entre nous, nous avons pris un temps de relecture « ignatienne » de la session, pour sentir et partager à la fois le Chemin parcouru par chacun sous la conduite de l’Esprit Saint et discerner ensemble ce que l’Esprit Saint dit aux communautés.
Il n’est pas non plus sans importance que la rencontre ait eu lieu à Mazille. La prière a été nourrie par la Liturgie extrêmement soignée des carmélites. En écho à la liturgie première en importance, les sœurs de Mazille donnent l’exemple d’une vie agricole cohérente, fortement incarnée dans leur environnement rural, et unifiante et motivante pour toutes les sœurs. Elles illustrent la parole du Pape François « Tout est lié », comme le montre la peinture qu’elles avaient faite à l’occasion de cette rencontre : de la Trinité, cœur de toute vie, découlent de multiples cercles, depuis l’Eucharistie jusqu’aux vaches et au compost.
Cette manière de travailler ensemble a permis une écoute mutuelle en vérité, non sur des théories mais sur la réalité concrète que chaque communauté vit. Chacune a ses difficultés, ses défis, ses prises de conscience, son histoire, ses richesses, mais partout Laudato si’ donne une lumière sur la route à suivre, et y réfléchir ensemble est source de vie.

Pourquoi Laudato Si’ et les monastères ?

L’encyclique apporte une nouveauté radicale : elle libère de nouvelles énergies dans l’Église et dans le monde. Elle permet de mettre en œuvre de façon nouvelle le propos de conversion permanente qui fait le fond de la vie monastique. Les monastères sont de véritables écosystèmes. L’analogie du monde végétal permet de repenser à ce qui fait notre vie en termes à la fois nouveaux et très simples, proches justement de la vie, des processus de vie ; ce qui naît, ce qui se développe, ce qui permet à la vie de grandir – ou ce qui l’étouffe. Bien sûr, un monastère est souvent (mais pas automatiquement) un lieu où pratiques environnementales et agricoles sont respectueuses du don de Dieu qu’est la terre. Mais le lien écologie-vie monastique ne se situe pas d’abord au niveau des pratiques « bio » (ou pas seulement, même s’il peut les inclure) ; il se situe au niveau des quatre relations évoquées plus haut : à soi, aux autres, à la nature, à Dieu, et regarde comment ces quatre relations forment une synergie, comment elles sont en relation les unes avec les autres.  Là réside la nouveauté radicale de l’enseignement donné par Laudato si’. On peut aussi faire le lien avec Evangelii gaudium, dont les quatre « règles » (la réalité est supérieure à l’idée / le tout est supérieur à la partie / l’unité est supérieure au conflit / le temps est supérieur à l’espace) se conjuguent avec les trois fondements de Laudato si’ (tout est lié / tout est donné / tout est fragile). La vie monastique, dans son intention profonde, est facteur d’unification de la personne et des personnes entre elles (et il faut combattre les forces centrifuges tout autant que l’uniformisation), alors que dans le monde actuel tout est éclaté (travail, famille, amis, loisirs, etc). En ce sens, un monastère est un lieu paradigmatique de l’écologie intégrale, un lieu où l’écologie intégrale peut s’incarner pleinement.

Les trois équilibres

1/ Singulier / collectif – vœu d’obéissance

Le paradoxe relevé par Simon est qu’une communauté religieuse est formée de membres ayant reçu un appel individuel. Cet appel individuel est constitutif de la personne, mais il a besoin de la communauté pour s’accomplir. L’illustration parfaite de ce paradoxe est vécue dans la Liturgie, où le lien de chacun à Dieu se vit dans l’assemblée liturgique, et, en écho, dans les repas au réfectoire, où sont présentes à la fois solitude et communion. Les deux sont nécessaires, mais aujourd’hui de façon un peu différente qu’auparavant : l’évolution va vers plus d’horizontalité, de reconnaissance individuelle, d’autonomie, en même temps que vers plus de communion. L’enjeu se vit en particulier au niveau des charges. Elena a identifié cinq grands domaines :
*Construire du commun (commun, et non collectif : le commun implique un lien entre des personnes qui font quelque chose ensemble). Dans plusieurs communautés existent une diaconie du travail (réunion où est abordé le travail de la semaine qui vient, les services ou remplacements à demander, la répartition des tâches). Il y a aussi besoin de plus de temps de détente ensemble, gratuitement, ainsi que des temps d’écoute mutuelle profonde. Parmi les bonnes pratiques relevées, citons : Faire un travail physique en commun (avec un goûter après !), nommer ensemble (un veau qui vient de naître, des canards…) ; savoir transmettre une compétence, un savoir-faire (une compétence qui n’est pas transmise isole).
*Reconnaître le singulier : chacun dans le groupe apporte quelque chose d’unique, mais c’est le groupe qui permet à l’individu de déployer ce qui lui est propre. Le talent individuel est au service de la construction du corps communautaire ; on peut en dire autant de la vulnérabilité, qui, accueillie, se transforme en puissance de vie. Ici s’intègre l’attention au plus faible, le respect du rythme des plus lents.
*Processus de décision : c’est toujours au supérieur que revient la décision, mais une décision inscrite dans le temps, pour laquelle les frères ont été consultés, a de meilleure racines (exemple d’une communauté où un sondage a été fait pour savoir quels fruits et légumes les frères voulaient avoir dans leur assiette, en vue d’un projet commun de potager ; dans plusieurs communautés, création de commissions pour étudier des projets).
*S’interroger sur la finalité : la charge est-elle un lieu de communion et de conversion ? La joie est-elle constitutive du travail ? Qu’est-ce qui est le plus important : la rentabilité, l’adhésion communautaire, la joie des frères (ou des sœurs !), la paix ? Quelle est l’importance des lieux de beauté ? « Le temps « perdu » en communication est du temps gagné ou célébré » (Dom Marc).
*Regarder ce qui favorise les processus de vie. « Voir naître » est quelque chose de particulièrement important aujourd’hui, où les processus naturels de naissance et de croissance en tout domaine sont si peu respectés. Par rapport à la société qui vend du « tout fait », le monastère est un lieu où on réapprend le rythme naturel des êtres, et qui intègre aussi la mort. Citons quelques repères et pratiques identifiés : porter attention à ce qui commence et à ce qui fait circuler la vie, ne pas vouloir tout gérer, se fatiguer ensemble notamment après une épreuve, pour refaire le tissu communautaire, oser initier des processus (terme très «bergoglien»), entretenir des liens avec d’autres communautés.
Beaucoup de notions demandent à être repensées ; par exemple, qu’est-ce qu’un talent : savoir-faire, compétence, ou savoir-être ? Qu’est-ce que la gratuité ? Le plaisir est-il forcément individuel ? Comment transmettre ? La vie monastique demande à s’insérer dans une pratique éprouvée, et il est important pour celui qui débute de « faire comme ça se fait ici » ; mais il faut aussi prendre garde au « on a toujours fait comme ça » qui peut bloquer la vie. Il faut à la fois fidélité à l’héritage et transformation vitale. La vie monastique, si elle est fidèle à elle-même, intègre ces dynamiques vie-mort, fragilité-force, qu’on retrouve par exemple dans le chapitre des coulpes, mais aussi dans la place réservée aux malades et aux anciens. Laudato si’ fait retrouver cet héritage de la sagesse monastique d’une façon nouvelle.

2/ Gratuit / utile – vœu de conversion des mœurs

« Le rythme s’est intensifié partout, et c’est un problème pour la contemplation ». C’est en ces termes que Simon pose le problème, et chacun s’y est retrouvé. La tension entre le travail et la prière s’est accrue pour diverses raisons : la baisse des forces vives fait que le travail pèse trop sur les jeunes, l’activité envahit la prière, l’internet a beaucoup changé le rapport avec l’extérieur, le monde commercial demande qu’on soit rentable et performant. Quelles sont les activités cohérentes avec la vie monastique ? celles où on gagne beaucoup, ou celles qui sont proches de l’identité profonde des membres de la communauté ? Comment adapter la gratuité avec le rythme de travail ? L’équilibrage, a remarqué Simon, se fait à partir de la Liturgie. C’est elle qui maintient la communauté dans le grand rythme de l’année liturgique, en lien avec les cycles naturels des saisons, des jours et des nuits. Par ailleurs, la gratuité collective et personnelle est plus nécessaire qu’auparavant, à cause justement de l’intensification des rythmes de travail. Pour Elena, la question de la gratuité est au cœur de la vie cénobitique. Qui dit gratuité dit temps offert, et le temps est ce bien précieux dont il nous semble terriblement manquer pour avoir des espaces de gratuité. La nature nous réapprend la gratuité : on a transformé la nature en ressource à exploiter, mais aujourd’hui on revient à plus de gratuité, c’est-à-dire à la voir comme une réalité non appropriable. «Tout est donné » ! Avec Laudato si’, il est nécessaire de penser la gratuité en termes de relation, de réciprocité. Parmi les problématiques autour de ce sujet a été abordée la question de la cuisine. Disons au passage que cette question est apparue à plusieurs reprises pendant la rencontre comme un lieu emblématique de la vie cénobitique : tout ce qui tourne autour du repas (soin du réfectoire, souci d’une alimentation saine, cuisine faite par la communauté et non par une entreprise, éventuelles difficultés des relations avec les entreprises de restauration, problème du gaspillage, etc) est particulièrement important dans la vie humaine, et a fortiori à cause du lien avec l’Eucharistie, dans la vie consacrée. Par ailleurs, la question des dons a été abordée : les dons alimentaires (en lien avec la question de la cuisine), les dons en argent, et autres en tout genre. Peut-on tout accepter ? Dans quelle mesure un gros don en argent n’aliène-t-il pas la communauté ? Quel processus de décision pour l’utilisation des dons ? Le don peut être source de nouvelle créativité (un monastère a reçu un four, et a débuté ainsi un gros atelier de poterie) mais aussi peut empêcher que du nouveau se déploie. Là encore, c’est le souci de construire du commun et la vue claire de la finalité de la vie cénobitique qui doit orienter la réflexion, en se mettant à l’écoute de la réalité de la communauté, telle qu’elle est. L’enjeu n’est pas d’abord le projet mais bien le processus de vie, et la manière dont nous procédons dans la mise en œuvre des projets.

3/ Intérieur/ extérieur – vœu de stabilité

Salariés, bénévoles, hôtes, donateurs : menace, ou aide ? L’autarcie « d’autrefois » (qui en réalité n’a jamais existé) s’inscrivant dans un monde rural n’est plus possible, ou disons encore moins qu’avant : on a besoin d’aide, pour de multiples raisons. La diminution en nombre, la complexification des rapports commerciaux, administratifs, des techniques, la demande aussi croissante par rapport aux hôtelleries, font que toute communauté se trouve au centre de réseaux multiples, avec une ouverture de la clôture plus fréquente, dans un sens comme dans l’autre ; on sort plus, on accueille plus. On sort pour se former, pour parfois aussi rendre visible la vie monastique dans un monde où elle est terra incognita (avec le problème des vocations : comment rejoindre les jeunes aujourd’hui ?). On accueille pour se faire aider ; beaucoup de bénévoles gravitent autour de nos communautés : quelle intégration ? quel temps donné à eux sans que ce soit au détriment de la solitude et du silence nécessaires à notre vie ? quelles limites poser ? Quel équilibre entre collaboration ou tranquillité ? Les hôtes aujourd’hui demandent d’ailleurs souvent à pouvoir participer aux travaux de la terre, dont le monde actuel les prive. L’ouverture de la clôture pour se faire aider a créé des liens d’interdépendance qui sont importants et portent un témoignage chrétien de facto, sans avoir été recherchés comme tels. Les liens avec la communauté locale, les voisins, les agriculteurs, sont réels. L’attente forte de réactivité des partenaires extérieurs, liée à Internet, demande aussi un discernement : comment imposer un rythme monastique, comment garder une liberté ? Elena Lasida voit la clôture non comme une limite, mais comme une frontière : la frontière peut exclure, pourtant c’est elle qui permet la rencontre. Sans frontière, tout est flou ; sans enracinement local, spatial, sans stabilité, il n’y a pas de rencontre réelle de l’autre. La clôture peut être le régulateur des relations avec l’extérieur, en particulier avec les personnes en précarité, qu’elles soient accueillies à l’hôtellerie ou aidées par des dons en nature. Loin d’empêcher des relations avec les périphéries, la clôture peut au contraire les permettre. Cela a été un sujet d’étonnement profond pour Simon, de découvrir quelle qualité de relation, d’ouverture à l’autre, la stabilité et la clôture permettaient, à l’encontre de ce qu’il pensait : « cette facilité à l’accueil et au partage est une des caractéristiques les plus précieuses de la vie monastique. C’est une capacité d’ouverture rare, alors même que votre mode de vie implique une stabilité qui est tout aussi unique dans la société contemporaine ». Pour revenir à la question de l’autonomie, Régis Dubourg l’a définie à partir de cette parole d’une personne handicapée de l’Arche (de Jean Vanier) : « je veux être autonome, aide-moi ». L’autonomie est une capacité à identifier son insuffisance, à demander et à obtenir de l’aide pour réaliser un projet qu’on ne peut faire seul. Cette définition, qui renverse les perspectives, éclaire la réflexion sur l’aide qu’une communauté peut recevoir de l’extérieur.
L’analogie de la plante est instructive : la plante vit à travers les relations qu’elle crée avec son écosystème, sans bouger pour autant. C’est la relation qui bouge, non la plante. C’est une parabole de la vie monastique ! Ce qui est central dans la vie, nous dit Laudato si ‘, c’est la dimension relationnelle. La nature nous apprend quelque chose de fort sur cette réalité : chaque être est dépendant des autres, l’interdépendance est structurelle. Le monde végétal connaît plusieurs types de relations : celle de la plante parasite qui vit au détriment de l’autre, et celle de type symbiotique, où l’une ne peut pas vivre sans l’autre, sans lui nuire pour autant. Nos communautés vivent déjà de multiples relations symbiotiques, qu’il faut identifier et favoriser. Il ne s’agit pas de « faire pour », mais de « faire avec », ce qui définit une manière propre de se situer par rapport au monde et par rapport aux autres. Ce n’est pas un rapport utilitaire mais un rapport d’alliance. Une communauté reçoit de l’aide de l’extérieur, et une communauté apporte de l’aide à l’extérieur : il y a une bonne porosité, non pas celle qui laisse entrer « le monde » dans le monastère, mais celle qui vient de la reconnaissance humble et réaliste que « nous avons besoin les uns des autres ». L’Évangile se vit là. Si la vie monastique donne, c’est d’abord parce qu‘elle reçoit, de Dieu, des frères et sœurs, de la création. Pour « faire avec », il est nécessaire de se laisser « déplacer » par cet extérieur, sans peur, avec discernement, et accueillir la vie. De nouveaux processus peuvent naître des fragilités d’une communauté.
La vie monastique a quelque chose d’unique à donner, et ce, en de multiples domaines ; les moniales ont remarqué par exemple que les jeunes filles qui fréquentent les hôtelleries monastiques reçoivent avec fruit des enseignements sur la féminité, en raison du modèle déconstruit de la femme qu’offre la société ; une vie monastique attentive en profondeur à cette considération du masculin/féminin leur apporte beaucoup. Dans un autre domaine, beaucoup de jeunes frappent à la porte des monastères pour du woofing ; que disent-ils chercher ?  « Une communauté et une ferme » (ce qui revient à la recherche d’une structure familiale et d’un travail qui ancre dans le réel). La clôture monastique fait vivre un lien avec l’espace et avec le temps inverse de celui que le monde actuel vit : avec le vœu de stabilité, le temps est privilégié par rapport à l’espace, qui, lui, est restreint. C’est le temps qui empêche l’espace de s’enfermer sur lui-même, car il permet à la fois profondeur et relations symbiotiques. Ce témoignage est particulièrement important aujourd’hui.
Un dernier exemple de ce lien intérieur/ extérieur est celui du magasin. Le magasin reflète-t-il la communauté ? Y a-t-il une symbiose entre le magasin et les tiers (fournisseurs, livreurs, visiteurs) ? La solidarité monastique est-elle présente ? Le magasin révèle, par son agencement, ses matériaux, son esthétique, le lien (ou le manque de lien) avec la nature, aux autres, à la communauté, et au fond, à Dieu. Tout est lié, conversion écologique et conversion économique se com-pénètrent. On a cité l’exemple d’un monastère qui cherche ainsi à faire un seul lieu de la porterie et du magasin, pour retrouver le lien unifiant entre activité économique et accueil des visiteurs.

Pour conclure

Il est frappant que dans les dernières heures de la rencontre, tous ont posé la question : comment transmettre ce qui venait d’avoir lieu, d’abord à nos communautés, ensuite aux autres communautés ? Que s’est-il passé pour que chacun perçoive fortement la nécessité de la transmission ? Non pour imposer un modèle – il n’y en a pas, chaque communauté est unique –, mais parce que la lumière de Laudato si’ a manifesté sa pertinence profonde pour notre vie cénobitique aujourd’hui. Il y a réellement un chemin à faire, dans une communion plus grande entre communautés, dans une écoute plus profonde des rythmes personnels et communautaires, dans un équilibre mieux assumé entre clôture et ouverture : la conversion écologique, à laquelle le Pape nous invite avec force, et dont nos frères et sœurs en humanité, habitants comme nous de « Sœur notre mère la terre », recevront les fruits, entre en résonance d’une façon particulière avec le propos de conversion permanente qui doit animer la vie religieuse. La charité et l’authenticité évangélique passent par ce chemin.
« Dieu était là », un fait nous a donné de le percevoir. Le deuxième soir de la rencontre, la neige s’est mise à tomber ; le lendemain matin, tout était blanc et l’est resté jusqu’à la fin. Le paradoxe est que « la neige nous a dégelés » ; sa gratuité absolue, sa féerie, l’esprit d’enfance qu’elle a révélé à travers les batailles de boules de neige qui ont ponctué chaque pause, ont introduit les membres du groupe dans une nouvelle dimension. Non seulement elle a fait tomber des barrières et des clichés (que nous avions inévitablement les uns sur les autres), mais le travail est devenu un jeu, le rythme est devenu une danse. Non que le rythme se soit distendu et que le travail ait été moins sérieux ; mais cette neige a été perçue comme un sourire du Créateur à notre égard. Il y avait quelque chose de très profond à recevoir à travers ce jeu, une invitation à écouter la Création, à s’émerveiller de sa gratuité, de sa fragilité, du lien qu’elle mettait entre nous. Invitation à l’écouter nous enseigner comment se laisser déplacer, comment remettre en question nos structures, nos habitudes, nos projets, pour qu’ils soient plus en accord avec les processus de vie. Invitation à se recevoir soi-même, à écouter les autres et à se répondre mutuellement, dans une confiance joyeuse et respectueuse de chacun. Peut-être la neige, « qui vient du Ciel », nous invite-t-elle aussi à regarder plus vers le haut. La dimension verticale de nos vie consacrées, données à Dieu dans la médiation de l’obéissance et incarnées dans la vie fraternelle, s’équilibre avec la dimension horizontale, qui a été étudiée de façon privilégiée en ces jours.
Nous étant nous-mêmes interrogés sur les propositions de suite de cette session, et devant le nombre important de sujets à traiter, nous sommes convenus, et avons constitué des petits groupes à cet effet, de travailler les projets suivants :

– acter Mazille : dresser les «actes» de cette semaine de Mazille ;

– prier, composer une prière en lien avec l’appel à nous convertir que nous avons perçu dans Laudato Si’ et qui, l’Esprit Saint aidant, nous a réunis à Mazille. Recenser aussi et partager ce qui se fait déjà dans certaines communautés pour marquer liturgiquement les saisons (Quatre-Temps à Fontgombault, rogations à Lérins et Hauterive, etc.), et proposer d’autres actions liturgiques dans ce sens. La prière nous rapproche du Seigneur ; une prière commune englobant la Création nous en rapprocherait ensemble ;

– veiller / échanger des nouvelles : quelle réflexion sur les besoins (fréquences et contenu) et moyens (courrier, mail, pigeon voyageur, ou réseau, …) pour rendre vivante la communication entre nous d’informations relatives à la progression de notre conversion Laudato Si’ ;

– questionner (au service de chacun pour progresser) :  L’enjeu réside dans la capacité à structurer un questionnement pédagogique qui peut aider une communauté à évaluer où elle en est et à ouvrir des champs possibles de réflexion et d’action dans la perspective Laudato Si’, en s’appuyant notamment sur le questionnaire des visites réalisées ;

– communiquer (parce que cela ne nous appartient pas) : entamer la rédaction d’une note en vue d’un article qui ne serait diffusé qu’après une approbation collective ;

– nommer : Le groupe a éprouvé aussi le besoin de se doter d’un nom, ce qui s’est révélé ardu, tant la réalité vécue était riche et difficile à circonscrire. La fécondité est certaine, mais il ne faut pas chercher à enfermer cette vie embryonnaire dans un quelconque schéma. Puissions-nous la laisser porter ses fruits en nous et autour de nous. C’est ainsi que le consensus s’est fait autour du nom «Communion Laudato Si’» et son sous-titre «Des communautés en chemin de conversion écologique».

Enfin, disons que cette communion de quinze communautés s’est formée non par cooptation ni par une quelconque sélection. Certaines communautés à qui cela avait été proposé ont décliné la proposition, d’autres auraient voulu s’intégrer mais des contingences de calendrier ne l’ont pas permis. D’une certaine façon, cela s’est fait de « bouche à oreille », au gré des possibilités. Les communautés ayant participé à cette rencontre de Mazille (la liste de ces communautés se trouve en début d’article) sont prêtes à partager leur cheminement et le processus de réflexion avec d’autres communautés qui le souhaiteraient. Car ce cheminement de la Communion Laudato si’ a vocation à être élargi, c’est le souhait de tous ceux qui y ont participé, dans la joie de l’Esprit Saint.