Aperçu de document présentant la structure

Pour un aperçu général de la Règle



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Saint Benoît est un homme d’ordre. Il a su mettre de l’ordre dans la communauté qu’il guidait, et il a su aussi mettre de l’ordre dans la Règle qu’il a écrite. C’est certainement en partie pour ces raisons que cette Règle reste à nos jours l’une des plus fécondes et pérennes de toutes les règles monastiques anciennes. Et cette fécondité s’étend bien au-delà des moines.
Avant d’aller voir le contenu de la Règle dans ses détails, il est donc intéressant d’avoir un aperçu général de sa structure. Celle-ci parle déjà par elle-même. Vous trouverez cet aperçu sur le document ci-joint (Structure de la RB), que cet article a pour but de présenter et de commenter brièvement. Cela peut paraître un peu technique, mais en réalité l’enjeu est assez spirituel : l’ordre, quelque forme qu’il puisse prendre, est une condition nécessaire pour la paix.

1 – Prémisses à une vue générale

a. Brève présentation du tableau

Disons tout de suite qu’il n’y a pas de structure définie de manière sûre qui mette d’accord les spécialistes. Mais si l’on a du mal à se mettre d’accord sur les détails, on peut tout de même discerner de grands ensembles. Le tableau ci-joint est le fruit de ma lecture et de mon travail, lequel s’appuie sur le travail de bien d’autres spécialistes. Je le laisse à votre jugement propre de lecteur et peut-être de pratiquant de ce merveilleux texte.
Comme vous pouvez le voir, il y a trois niveaux de divisions :

  • les parties les plus générales de la Règle sont sur la droite du tableau ;
  • au centre, il y a des sous-parties ;
  • sur le côté gauche il y a les numéros des chapitres.

Remarquez bien que dans la colonne de gauche les numéros sont ceux des chapitres, mais les titres ne le sont pas toujours. J’ai mis des titres plus proches du contenu pour nous permettre de mieux voir la logique des enchaînements.

b. Inscrit dans une tradition monastique

Saint Benoît n’est pas parti d’une feuille blanche. Et il n’a pas écrit sa Règle toute d’un trait quand sa communauté a commencé à prendre forme. Mais expliquer brièvement la manière dont la Règle de Saint Benoît (RB) a été rédigée demande un article à part. Pour le moment, contentons-nous donc de deux données qui vont nous servir pour en expliquer la structure :

  •  d’une part lorsqu’il travaillait à la rédaction de sa Règle, St Benoît avait d’autres textes sous les yeux ;
  • d’autre part il ne l’a pas écrite en une fois quand il s’est senti inspiré, mais après une première rédaction il a visiblement remis en chantier son travail pour le travailler de nouveau en faisant appel à son expérience et l’expérience des autres.

Pas de copyright à cette époque : on se copie les uns les autres, et tous élaborent ensemble une tradition, probablement sans en avoir trop conscience.

Le premier et principal modèle du point de vue de la structure est une règle monastique que l’on appelle « Règle du Maître » (RM). Ce nom vient du style même de cette règle qui se présente comme une série de questions de disciples à leur maître. Elle fut composée très probablement en Italie au sud de Rome, avec toutefois une influence gauloise. Peu importe pour nous. L’important est que St Benoît l’a connue et qu’il l’avait sous les yeux lorsqu’il faisait son travail. Cette RM est toutefois trois fois plus longue que la RB : il y a donc eu un bel élagage en cours de route. Et St Benoît ne s’est pas contenté de couper des choses, mais il en a changé un certain nombre, ce qui fait qu’il est finalement arrivé à donner à sa Règle un style assez différent de son modèle. Nous reviendrons sur l’influence que cela a eu sur la structure.
Plus tard dans sa vie, St Benoît a connu d’autres textes relatifs à la vie monastique qui lui ont permis d’affiner sa propre présentation. Le texte qui a eu l’influence la plus visible du point de vue de l’organisation est la Règle de Saint Augustin (RSA) qui a manifestement beaucoup marqué saint Benoît et lui a fait retravailler diverses parties, et même rajouter quelques chapitres à la fin.

2 – Les changements structurels principaux de RM à RB

a. Quelques chapitres consacrés à la prière liturgique

Le changement le plus massif et le plus visible qu’a opéré St Benoît concerne la place de la réglementation de la prière liturgique. Elle était à la fin dans la RM, et elle est passé au début dans la RB. C’est loin d’être anodin, d’autant plus qu’elle forme un groupe de 13 chapitres. En lisant tout le texte, on s’aperçoit de plus que la liturgie est présente dans toute la RB : l’horaire change en fonction de l’année liturgique avant même de changer en fonction des saisons et donc du type de travail à faire.
La structure manifeste donc que la vie du monastère est calée sur le rythme liturgique, c’est-à-dire sur la célébration du mystère divin. La vie communautaire commence par là, et puis ensuite on case le reste. Il y a donc un rayonnement de la liturgie sur toute la vie de la communauté monastique de manière à ce que celle-ci soit vécue de manière liturgique, comme une sorte de liturgie. C’est une vie organisée non seulement pour la prière, mais aussi par la prière. Elle structure le temps communautaire, et elle donne le ton. Il suffit de lire les titres dans la partie consacrée à l’organisation interne pour en avoir une idée générale.
Dans le même ordre d’idée, cette grande partie sur l’organisation interne du monastère se termine sur le chapitre concernant l’oratoire, que saint Benoît a aussi déplacé par rapport à RM. Tout le monastère est pour saint Benoît la « maison de Dieu », une maison consacrée à la prière : c’est ce qu’il a inscrit ici dans la structure de son texte. Juste après, il continue avec l’accueil des hôtes, suggérant ainsi que l’oratoire est le premier lieu de notre accueil.
De nouveau l’oratoire a une place de premier rang à la fin de la partie consacrée aux relations extérieures, chapitre 67. Les frères qui partent en voyage sont envoyés de l’oratoire, on prie pour eux tous les jours, et quand ils reviennent il passent d’abord par l’oratoire pour recevoir une bénédiction. C’est aussi une idée propre à St Benoît, puisque RM se termine sur le chapitre concernant le portier (équivalent du ch. 66 dans RB), et plus exactement sur une porte close… Il semble que dans une première version RB se soit aussi arrêtée sur ce chapitre, mais que St Benoît ait changé d’avis par la suite et ajouté quelques chapitres.

b. Premiers et derniers chapitres

Avant de parler des derniers chapitres, il convient de mentionner que RB suit de très près RM dans les sept premiers chapitres, à l’exception du chapitre 3 sur lequel je reviendrai. Jadis, on reconnaissait dans la RB deux parties principales qu’on avait l’habitude d’appeler « doctrinale » (ch. 1-7) et « disciplinaire » (ch. 8-73). Le fondement de cette distinction vient du fait que le Prologue et les 7 premiers chapitres délivrent un enseignement apparemment plus théorique. Et pour ce qui est des ch 4 à 7 plus spirituel au sens moderne, avec un caractère plus individuel, au moins à première vue. Dans l’ensemble, ces chapitres donnent en effet les grandes lignes d’une manière de vivre.
Cependant on revient maintenant un peu de cette dénomination, fruit d’une distinction trop facile, et en plus d’une distinction qui était étrangère au projet de Benoît lui-même. D’une part car à cette partie « doctrinale » il faudrait rajouter les derniers chapitres (en particulier 71-73), ajoutés après-coup par Saint Benoît. D’autre part car dans la partie dite « doctrinale » il y a déjà certaines questions touchant la discipline, et dans la partie dite disciplinaire il y a des bien des notes que l’on peut qualifier de doctrinales. La « doctrine » monastique ou ascétique, en réalité, est une théologie incarnée dans des actes, des manières de se comporter qui veulent dire l’Évangile.
Les derniers chapitres, de 67 à 73, sont donc de St Benoît en sa maturité. On peut voir qu’ils reprennent en particulier le thème si fondamental de l’obéissance, déjà développé dans la première partie (ch. 5 et 7). Ce sujet est repris à la fin sous l’angle particulier des difficultés. Mais ce n’est peut-être pas cela le plus intéressant. Remarquons surtout que ces notes très importantes ont pour but de préserver et de faire grandir la charité fraternelle. En cette ultime rédaction, St Benoît laisse en effet transparaître ce qu’il a puisé chez St Augustin, le « docteur de l’amour », comme je l’ai déjà mentionné. Ce fait visible dans la structure laisse présager que cette influence aura rejailli aussi en d’autres endroits de la RB.
Le ch. 73 a probablement été écrit avant les ch. 67-72, et servait peut-être déjà de conclusion à une version antérieure de la RB. Cependant il est bien le propre de St Benoît, et donne des principes interprétatifs de première importance et assez originaux dans l’ensemble des textes monastiques anciens.
Le dernier chapitre écrit pourrait cependant être plutôt le ch. 72, et il est capital. Il donne comme une synthèse spirituelle de l’essentiel de la RB. Il veut insuffler un bon zèle, une bonne ardeur, un bon dynamisme : celui de la conversion à l’amour de Dieu et des frères.

c. Les chapitres 3, 64 et 65 : la gestion de l’autorité

J’avais promis de revenir sur le ch. 3 : c’est aussi une suggestive création de St Benoît par rapport à RM. Cette dernière n’avait qu’un chapitre sur l’abbé, dans lequel elle évoquait qu’il était bon pour lui de demander conseil. RB donne une grande importance à la convocation des frères en conseil en lui accordant un chapitre propre. La création de ce chapitre dit en elle-même quelque chose de la conception qu’a St Benoît de l’autorité : elle n’est pas toute concentrée et renfermée dans l’abbé. Celui-ci a certes un rôle très important, mais seulement en relation au conseil des frères.
Il se passe un peu la même chose à la fin de la RB, ch. 64 et 65. Comme RM, St Benoît a placé là quelques prescriptions quant à l’élection du nouvel abbé. Il l’a fait cependant complètement à sa manière, ce que la structure ne permet pas de voir. Par contre celle-ci manifeste l’apparition de la figure du prieur. Même si St Benoît a rajouté ce chapitre un peu à contre-cœur, car il sait que c’est risqué, en tout cas c’est un signe qu’il n’était pas recroquevillé sur une autorité qu’il voulait toute pour lui. S’il y en a besoin, un second est de mise pour remplir le service d’une autorité qui ne revient en définitive qu’au Christ.

3 – Les réajustements de la structure

a. Distinction de deux grandes parties

Pour ce qui est des deux grandes parties consacrées à l’organisation pratique du quotidien, St Benoît suit plus ou moins l’ordre de RM, mais il a fait tout de même un certain nombre de retouches importantes. Il faut dire que d’une part l’ordre de RM est parfois un peu difficile à comprendre, et que d’autre part le Maître limite au maximum les relations avec l’extérieur, car selon lui il n’en vient guère que du mal. Le premier résultat est une distinction en deux grandes parties qui est beaucoup plus claire dans RB que dans RM : l’une est consacrée strictement à l’organisation interne de la vie communautaire, et l’autre aux relations que la communauté entretient avec le monde extérieur. C’est un fait assez intéressant à constater, et pour cela au moins pour deux raisons.
La première est qu’il semble que St Benoît ait voulu mettre en valeur certaines choses comme relevant d’un « for interne » communautaire, et d’autres d’un « for externe ». Il traite donc de la communauté un peu comme d’une personne humaine, mettant là aussi un ordre qu’il veut pacifiant, cette fois-ci concernant l’intériorité et l’extériorité. Au-delà d’un équilibre psychologique pour les moines, il y a là un enjeu spirituel. C’est une réglementation qui vise à organiser une vie évangélique qui n’est pas du monde, mais qui se déploie nécessairement dans le monde. On ne peut développer cet aspect ici, mais le traitement de ce thème est justement assez différent de RM à RB.
La seconde raison pour laquelle il est important de remarquer cette distinction, c’est qu’elle a une influence sur l’interprétation de certains chapitres que l’on peut s’étonner de voir placés dans une partie plutôt que dans l’autre. Certains d’entre eux ont d’ailleurs été déplacés par St Benoît par rapport à son modèle, ce qui a parfois nécessité une réécriture complète. C’est le cas par exemple des ch. 33 et 34 traitant de la relation aux biens. Dans RM, les chapitres traitant ce thème sont placés plutôt vers la fin, au début de la courte section consacrée aux affaires extérieures. En revanche, on aurait pu s’attendre à ce que St Benoît place des chapitres comme celui sur l’ordre dans la communauté ou sur les vêtements des frères dans l’organisation interne, mais lui a choisi de les laisser parmi les problématiques relatives aux relations extérieures, d’ailleurs en les retouchant à sa manière.
Voici justement à présent quelques remarques sur chacune de ces parties.

b. L’organisation interne du monastère

C’est la partie la plus importante en longueur. Le plan tel que je vous le propose manifeste sa structure. Commençons par remarquer qu’elle a en son cœur l’épaisseur de l’humanité des moines : le besoin pour tous de se nourrir, et l’attention aux plus faibles. La position centrale de cela est capitale à remarquer et à méditer. Elle parle discrètement par elle-même à qui veut bien lui accorder l’importance qu’elle a. C’est une spiritualité très incarnée qui est ainsi présentée : elle s’appelle « charité », tendresse pour notre humanité.
Ce centre est préparé par un double développement sur la communion de vie. La première section est à vrai dire un peu sévère, et a été parfois appelée « code pénal », ce qu’elle est en partie. La pointe est cependant positive : il s’agit de préserver l’unité de la communauté et de veiller à ce que chaque membre reste attaché à tout le corps. Là aussi il faut lire ces chapitres comme une attention à la fragilité de l’être humain, et non comme de la dureté envers les fautifs. Au cœur de cette section, les ch. 27 et 28 sont propres à St Benoît, inspiré par St Augustin : ils montrent comment l’abbé doit tout faire pour réintégrer ceux qui s’excluent de la communauté, tout en protégeant cette dernière. La seconde section touche à la communion des biens, qui est aussi lieu de fragilité humaine : nous sommes tellement attachés à nos « avoirs ». Les ch. 33 et 34 sont aussi directement de la main de St Benoît, inspiré de même par St Augustin, et font droit aux besoins particuliers de chacun, tout en préservant aussi la justice pour tous : difficile équilibre.
Puis la troisième partie règle l’horaire. Dans la première section, il est de nouveau fait place à une faiblesse humaine : la difficulté de suivre un rythme commun réglé par la prière. C’est un rythme qu’on n’a pas choisi, et il entre parfois en conflit avec les activités propres à chacun. La seconde section règle l’heure du travail et fait place à des cas particuliers.

c. L’ouverture sur l’extérieur

Si la RM présente une communauté qui semble globalement très fermée sur elle-même et assez méfiante vis-à-vis de l’extérieur, la RB est plus accueillante, tout en restant prudente. Au cœur de cette partie il y a la délicate question des vocations, de l’accueil de nouveaux frères, avec beaucoup de cas de figure, et le challenge de discerner l’appel de chacun et d’insuffler l’ordre évangélique monastique.
Ceci est préparé par une section sur les points de contact de la communauté avec l’extérieur : les hôtes qui viennent, les familles des moines, le business. Cela touche des questions assez essentielles et sensibles liées à une position sociale, un regard porté par la société sur les moines et par les moines sur la société. Il y a là une confrontation de deux logiques.
On retrouve cette confrontation dans la troisième section qui traite en particulier de l’ordre des relations dans la communauté (le ch. 63 est propre à RB), un ordre qui n’est pas celui qu’on trouve habituellement dans la société. St Benoît cherche à lui insuffler une dynamique évangélique. Ceci est entouré de questions hiérarchiques : la présence de la hiérarchie ecclésiastique, de ministres ordonnés, au sein de la communauté, et les autorités proprement monastiques, l’abbé et le prieur dont j’ai déjà parlé. Ces deux derniers, en tant que représentants officiels de la communauté, relient de fait cette dernière à l’Église et au monde.

En guise de conclusion

Puisse cette sagesse organisatrice de St Benoît aider ceux qui ont en charge des communautés humaines quelles qu’elles soient. Et puisse-t-elle apporter à tous des clés de lecture pour analyser les dynamiques de leurs propres groupes, associations, entreprises ou communautés, « afin qu’en tout Dieu soit glorifié ».