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On sait très peu de choses sur la vie de Guigues II le Chartreux. Il devient le 9ème prieur de la Grande Chartreuse en 1173 ou 1174. Il meurt en 1188 en ayant laissé une œuvre essentielle sur la « lectio divina ».
Guigues, dans une magnifique « Lettre sur la vie contemplative » (1), explique à un disciple ce qu’il appelle l’Échelle des Moines, et qui correspond à la pratique monastique que l’on propose maintenant plus fréquemment dans l’Église sous le nom de « lectio divina ».
En voici quelques extraits à manger, ruminer, savourer, digérer… et mettre en pratique !
1- Il y a quatre degrés sur l’échelle spirituelle de la lectio divina
« Un jour, pendant le travail manuel, je commençai à penser à l’exercice spirituel de l’homme, et tout à coup s’offrirent à la réflexion de mon esprit quatre degrés spirituels : lecture, méditation, prière, contemplation ».
« S’il est permis de s’exprimer ainsi, la lecture apporte une nourriture substantielle à la bouche, la méditation mâche et triture cet aliment, la prière obtient de goûter, la contemplation est la douceur même qui réjouit et refait. La lecture est dans l’écorce, la méditation dans la moelle, la prière dans l’expression du désir, la contemplation dans la jouissance de la douceur obtenue… ».
Guigues va alors proposer un exemple d’entrée progressive dans la lecture, dans la méditation, puis dans la prière jusqu’à la contemplation, à partir de la phrase :
« Bienheureux les cœurs purs car ils verront Dieu« . (Mt 5,8).
2- Le rôle de chacun des degrés de lectio divina
La lecture
« Voilà une brève sentence : ‘Bienheureux les cœurs purs car ils verront Dieu’…offerte comme une grappe de raisin…l’âme dit en elle-même : il peut y avoir ici pour moi quelque bien, je rentrerai dans mon cœur et je tâcherai de comprendre…elle commence donc à mâcher et triturer cette grappe, elle la met au pressoir, elle excite la raison à rechercher… »
La méditation
Une méditation attentive commence donc et scrute tous les détails :
- « Le Seigneur n’a pas dit : « Bienheureux les corps purs « , mais « les cœurs purs », car il ne suffit pas d’avoir nos mains innocentes d‘œuvres mauvaises, si notre esprit n’est pas purifié des pensées dépravées » (cf. Ps 23, 3-4).
- Vient alors le désir de cette pureté de cœur : « « Seigneur, crée en moi un cœur pur » (Ps 50, 10). Quel soin Job apportait à cette garde du cœur : « J’avais fait un pacte avec mes yeux » (Job 31, 1) ».
- Ils verront Dieu. « Après avoir scruté ces réflexions et d’autres idées analogues, la méditation se poursuit en pensant à la récompense promise : voir la face si désirée du Seigneur. (Ps 44, 3) ».
« Vois quelle liqueur précieuse a coulé de cette toute petite grappe, quel feu immense a pris naissance d’une étincelle ! Combien s’est allongée sur l’enclume de la méditation cette masse si exiguë : Bienheureux les cœurs purs car ils verront Dieu ! Mais combien pourrait-elle s’allonger plus encore…car le puits est profond… »
La prière
La lecture et la méditation ont apporté la connaissance de Dieu, mais ce que désire l’âme, c’est de voir Dieu comme il est. La reconnaissance de l’incapacité de l’intelligence pour atteindre l’objet de ses désirs, fait que l’âme s’humilie et se réfugie dans la prière :
« Seigneur j’ai longtemps médité dans mon cœur (Ps 76, 7), et dans ma méditation s’est développé immensément un feu, le désir de te connaître davantage : « j’ai cherché ton visage » ( Ps 26,8)… »
« Quand vous me rompez le pain de la Sainte Écriture, plus je vous connais,plus je désire vous connaître, non plus dans l’écorce de la lettre, mais dans la connaissance savourée de l’expérience et je demande ce don en raison de votre miséricorde (Mt 15,27) ».
« Par de tels mots brûlants l’âme enflamme son désir, elle montre ainsi l’état auquel elle est parvenue, par ces incantations elle appelle son Époux ».
La contemplation
« Or le Seigneur, dont le regard se pose sur les justes, et qui non seulement écoute leurs prières, mais se rend attentif au cœur même de la prière, n’attend pas que celle-ci soit tout à fait achevée. Il interrompt cette prière au milieu de son cours ; il se présente à l’improviste, il se hâte de venir à la rencontre de l’âme qui le désire, baigné de la rosée d’une céleste douceur, oint des parfums les plus précieux ; il recrée l’âme fatiguée, il nourrit celle qui a faim, il rassasie son aridité, il lui fait oublier tout le terrestre, il la vivifie en la mortifiant par un oubli d’elle-même, et en l’enivrant la rend sobre. »
3- Comment la grâce se cache
« Il était bon pour nous d’être là, avec Pierre et Jean, à contempler la gloire de l’Époux…mais déjà, l’Époux si ardemment désiré se retire pour un peu de temps. Il se dérobe en ce qui concerne la douceur de la contemplation ; il demeure cependant présent quant à la conduite, quant à la grâce et à l’union ».
4- Comment la grâce, en se cachant pour un temps, coopère à notre bien
« Ne crains rien, ô épouse, ne désespère pas, ne te crois pas méprisée, si pour un peu de temps l’Époux te dérobe son visage. Tout cela concourt à ton bien (Rm 8, 28) ; le départ comme la venue de l’Époux sont un gain pour toi ».
« Il est venu pour toi, et c’est encore pour toi qu’il se retire. Il est venu pour ta consolation, il se retire par prudence, pour que la grandeur de la consolation ne t’enorgueillisse pas (2 Co 12, 7), de peur que si lui, l’Époux, demeurait toujours avec toi, tu ne commences à mépriser tes compagnes et que tu n’attribues cette consolation, non plus à la grâce, mais à la nature. Or cette grâce est donnée quand le veut l’Époux et à qui il veut ; elle n’est point possédée comme par droit héréditaire. Selon un proverbe commun, « une trop grande familiarité engendre le mépris » ».
« Absent, qu’il soit désiré davantage ; désiré, qu’il soit cherché avec plus d’ardeur ; longtemps cherché, qu’il soit enfin trouvé avec plus de joie ».
« En outre, si la consolation ne manquait jamais – bien qu’au regard de la gloire future qui sera révélée en nous (Ro 8, 18), elle soit seulement confuse et partielle (1 Co 13, 12) – nous penserions peut-être que nous avons ici-bas la cité permanente et nous chercherions moins la cité future (He 13, 14). Pour que nous ne prenions pas l’exil pour la patrie, ou les arrhes pour la récompense complète, l’Époux est venu de temps en temps et il est reparti, tantôt apportant la consolation, tantôt l’échangeant pour le lit tout entier douloureux d’un malade (Ps 40, 4) ».
« Il nous a permis de goûter un peu de temps combien grande est sa douceur (Ps 33, 9), mais avant que nous l’ayons pleinement ressentie, il s’est dérobé.
Ainsi il nous provoque à prendre notre vol, en voletant au-dessus de nous les ailes presque étendues (Dt 32, 11), comme s’il disait : Voilà que vous avez un peu goûté ma suavité et ma douceur (1 P 2, 3), mais si vous voulez être pleinement rassasiés de cette douceur, courez à ma suite à l’odeur de mes parfums (Ct 1, 3), haussez vos cœurs jusque là où je suis, à la droite du Père (Ac 7, 55). Là vous me verrez (Jn 16, 19), non plus en figure et en énigme, mais face à face (1 Co 13, 12), « et votre cœur sera rempli de joie, et votre joie, nul ne pourra vous la ravir ». (cf. Jn 16) ».
5- Avec quelle prudence l’âme doit se comporter après la grâce de la visite du Seigneur
« Prends garde à toi, ô épouse : quand ton Époux s’absente, il ne se retire pas loin ; et si tu ne le vois plus, lui cependant te regarde toujours…Cet Époux est un époux jaloux : s’il t’arrive d’admettre un autre amour…aussitôt il s’éloigne de toi…S’il voit en toi une tache ou une ride, il détourne aussitôt son regard, car il ne peut supporter aucune impureté ».
Récapitulation
Les divers degrés de la lectio divina sont liés entre eux et se suivent comme la cause et l’effet :
« … la lecture se présente la première, comme le fondement ; elle fournit un sujet et nous conduit à la méditation. La méditation recherche plus attentivement ce qu’il faut désirer ; en creusant (Prov 2, 4), elle découvre le trésor (Mt 13, 44) et le montre ; mais comme elle ne peut le saisir par elle-même, elle nous conduit à la prière. La prière, s’élevant de toutes ses forces vers Dieu, demande le trésor désirable : la suavité de la contemplation. La contemplation, en survenant, récompense le labeur des trois premiers degrés ; elle enivre de la rosée d’une céleste douceur l’âme altérée ».
Il y a la piste d’envol
« Bienheureux celui qui, appliqué au premier degré, attentif à chercher au second, fervent au troisième, élevé au-dessus de lui-même au quatrième, monte en se fortifiant de plus en plus par ces chemins que Dieu a disposé vers lui dans son cœur, jusqu’à ce qu’il voit Dieu lui-même en Sion… »
Et la piste d’atterrissage
« Lorsque, dans sa faiblesse, la pointe de l’esprit humain ne peut soutenir longtemps l’éclat de la vraie lumière, qu’il descende doucement et avec ordre vers l’un des trois degrés par lesquels il était monté… »
Entre les deux se fait un va et vient
« Qu’il demeure successivement, tantôt dans l’un, tantôt dans l’autre, selon qu’il y sera porté par son libre arbitre, en tenant compte du lieu et du moment… »
Selon la liberté de Dieu
« La puissance du Seigneur est sans limites… : il lui arrive de se présenter sans être appelé, de se donner sans être cherché…mais nous ne devons pas présumer de tels dons ».
Autre article sur le sujet : Lectio divina : points de repère
(1) GUIGUES II LE CHARTREUX, Lettre sur la vie contemplative (l’Echelle des moines). Douze méditations, (« Sources chrétiennes » 163), Paris.