portrait de Bernardo Tolomei

Bernardo Tolomei, notre frère et père



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Bernardo Tolomei :
Un frère au-delà de l’histoire

Le texte ci-dessous est le « script » du montage audiovisuel sur Saint Bernard Tolomei réalisé à l’occasion de sa canonisation (29 avril 2009). Il a été conçu comme un complément de la biographie officielle écrite par frère Bernard Buchoud, moine du Mesnil-Saint-Loup, dont nous vous recommandons vivement la lecture (disponible à l’abbaye). Nous avons souhaité travailler le contexte historique qui éclaire bien des aspects de la vie de notre saint, ce qui nous le rend plus proche, frère au delà de l’histoire…
Évidement ce texte n’a pas la richesse du montage lui-même : demandez à le voir lors de votre passage à l’abbaye !

Pour aborder la vie de saint Bernardo Tolomei et de nos premiers frères olivétains nous commencerons par plonger, autant que possible, dans le temps qui fut le leur : la fin du XIIIe siècle et le début du XIVe. La présentation historique nous rappellera les évènements importants. Les illustrations seront composées d’œuvres d’art datant en grande partie de cette époque, et de photographies des paysages ou des monuments mentionnés. Nous vous souhaitons un agréable voyage dans ces temps passés, à l’apogée du Moyen-Age.

I – Fin du XIIIe siècle : l’apogée d’un monde

Depuis deux siècles, les progrès de la civilisation avaient provoqué un net accroissement de la population, qui se traduisait entre autre par la renaissance des villes. La société urbaine et bourgeoise était donc en train de supplanter la féodalité.
Les échanges commerciaux prospéraient en bien des domaines. Le commerce textile avait une particulière vitalité de l’Italie aux Pays-Bas, en passant par les foires de Champagne, plaque tournante du négoce européen. Les banques, qui s’étaient développées en Italie depuis un bon siècle, apportaient à cette activité la base monétaire nécessaire à son développement. On n’hésitait d’ailleurs pas à voyager plus loin encore, puisqu’en 1271 Marco Polo quittait Venise pour accompagner son père et son oncle dans leur nouveau voyage vers l’empire du grand Kahn, la Chine.
En France, les grandes cathédrales gothiques étaient à peine finies ou encore en construction, et dans toute les villes d’Europe on continuait à élever ces édifices à la gloire de Dieu.
L’activité des vieilles universités battait aussi son plein, tandis que de nouvelles ne cessaient de se créer, par exemple à Florence, Montpellier, Lisbonne, ou Cracovie. St Thomas d’Aquin et St Bonaventure finissaient de donner à l’Eglise leurs immenses œuvres théologiques, et Guillaume Durand son œuvre liturgique. Au-delà des sciences sacrées, les progrès se faisaient sentir dans toutes les disciplines.

En 1270 la huitième croisade échoua devant Tunis à la mort de saint Louis, roi de France, qui la conduisait. Cependant le projet très chrétien, et très médiéval, de faciliter l’accès aux Lieux Saints restait dans tous les esprits.
Depuis plusieurs siècles, les pouvoirs temporel et spirituel étaient inextricablement mêlés. Ils étaient couramment représentés par deux glaives. Tantôt le pouvoir temporel de l’empereur ou des rois prédominait, tantôt c’était celui du pape et des évêques. A la fin du XIIIe siècle, l’autorité du pape s’étendait largement aux affaires temporelles. L’Eglise était encore forte du prestige que les papes avaient acquis durant les siècles précédents.
L’Empire affaibli était en train de prendre son indépendance vis-à-vis de cette autorité ecclésiale trop présente. Ce processus était facilité par la naissance des nations modernes. Sous le règne de saint Louis, la France avait gagné en importance et allait devenir la première puissance européenne. L’Espagne et l’Angleterre la suivaient de près. Tout cela n’allait évidemment pas sans des rivalités et des guerres fréquentes entre nations, villes ou familles ennemies. La guerre de 100 ans entre la France et l’Angleterre se préparait déjà et éclaterait en 1337.

En dépit de son apparence de force, l’Eglise laissait déjà paraître des signes de dissolution, et des désirs de réforme se faisaient sentir non seulement au sein du monde clérical, mais même au-delà de celui-ci. L’élection du pape posait d’ailleurs problème. Ce ne fut qu’après trois ans de vacance du siège pontifical que les factions adverses arrivèrent à se mettre d’accord pour élire Grégoire X en 1271.

La vie monastique, si florissante au XIIe siècle, était elle-même en déclin depuis quelques décennies. Dans le haut Moyen-Age, les monastères avaient édifié la société tant par le travail manuel que par le travail intellectuel. Mais assez vite les abbayes s’étaient enrichies et retirées du monde. Elles étaient alors devenues de riches seigneuries jalouses de leur indépendance. Le monde monastique, très conservateur, resta sur cette habitude, tandis que les mentalités changeaient.
Par ailleurs, au cours du XIIIe siècle, le gouvernement des abbayes passa de plus en plus souvent à des clercs séculiers ou même à des laïcs à cause de la pratique abusive de la commende. La direction spirituelle de la communauté était alors souvent négligée, et pour peu que le commendataire fut foncièrement malhonnête, la précarité économique s’installait. Les abbayes isolées, fort nombreuses alors, étaient très vulnérables à la commende.
Les abbayes organisées en congrégation résistaient mieux à cette décadence. Cîteaux avait mis en place des chapitres généraux et des visites canoniques. Ces institutions permirent notamment une entraide des communautés. Elles furent reprises par Cluny et par plusieurs autres fondations du même type comme les Silvestrins ou les Célestins dans l’Italie du XIIIe siècle.
Mais partout guerres, disettes et taxes pontificales mettaient à mal l’économie archaïque des monastères. Et comme si toutes ces calamités ne suffisaient pas, la formation intellectuelle des moines était généralement négligée.
Tous ces facteurs firent que jamais le monde monastique dans son ensemble ne fut aussi profondément atteint par la conception matérialiste de la vie et par l’absence d’idéal qu’aux XIIIe et XIVe siècles. Les moines se préoccupaient du temporel, et n’avaient plus goût pour la recherche de Dieu. Beaucoup entraient au monastère pour mener une vie tranquille, réglée et facile, et s’accommodaient de la situation.

On cherchait donc des voies de sanctification ailleurs que dans les cloîtres. Cette progressive décadence du monde monastique au cours du XIIIe siècle favorisa en effet de nouveaux chemins de perfection. Le clergé séculier n’attirait plus guère les âmes nobles. Généralement assez mal formé, en particulier dans les campagnes, il était souvent pris entre les affaires temporelles et spirituelles. Il y avait bien des pasteurs saints et réformateurs, mais trop peu nombreux. Les jeunes ordres religieux mendiants qui naquirent au XIIIe siècle furent au contraire des pauvres au cœur des villes, pas ou peu marqués par le cléricalisme qui avait totalement gagné le monde monastique. Insérés dans les attentes de leur temps, ils attirèrent donc les bonnes vocations et se développèrent considérablement. Ce fut le cas en particulier des franciscains et des dominicains, mais aussi d’autres ordres comme les Servites de Marie, fondés par de nobles florentins.

II – La naissance et la jeunesse de Giovanni Tolomei

Au cœur de cette société occidentale, l’Italie de la fin du XIIIe siècle était depuis longtemps partagée entre guelfes et gibelins. Le parti guelfe voulait une papauté forte, tandis que le parti gibelin soutenait l’Empire. Les cités et les grands lignages familiaux de la péninsule prenaient donc position d’un côté ou de l’autre. Cela exacerbait les rivalités politiques et économiques qui finissaient fréquemment en guerre armée.

Notre saint naquit à Sienne le 10 mai 1272 dans une de ces grandes familles, selon ce que nous attestent les chroniques du XVe siècle qui sont les plus anciens documents que nous ayons sur sa vie. Il fut sans doute baptisé le jour même et reçut le nom de Giovanni. Les Tolomei étaient d’illustres marchands et banquiers de Sienne depuis le XIIe siècle. Le commerce des draps tenait une place prépondérante dans l’activité de la société familiale. Leur banque aussi était connue. Ils participaient notamment à la gestion des fonds de la papauté en récoltant les impôts aux côtés de leurs homologues siennois ou florentins. Mais l’activité bancaire déclinant à Sienne à la fin du XIIIe, ils investirent surtout dans la terre, et occupèrent des postes de gouvernement dans différentes villes de Toscane.

Giovanni passa son enfance dans une cité relativement calme et en plein développement qui comptait environ 40 000 habitants. Il put assister à la fin de la construction de la cathédrale et au début de celles du palais communal, du palais publique, et des nouvelles murailles. Le baptistère St Jean Baptiste et la célèbre Piazza del Campo ne furent réalisés qu’à la fin de sa vie. Les lettres et les arts accompagnaient cette politique de développement urbain. La ville était en effet quadrillée d’écoles publiques et dotée d’une université où l’on enseignait la médecine et surtout le droit.
Les artistes de l’école siennoise contribuaient à l’embellissement de la cité. Ainsi, la Maestà de Duccio fut introduite au Duomo en 1311 au cours de grandes festivités, tandis que Simone Martini et les frères Lorenzetti travaillèrent pour les édifices publiques.
Sienne était à son apogée.

Il est donc probable que Giovanni ait fait de bonnes études. Selon les chroniques, il aurait étudié le droit, mais il est difficile de faire des conjectures sur le métier qu’il a exercé jusqu’à 40 ans. En revanche il est très probable qu’il ait fait partie d’une confrérie laïque.
Le prestige de St François d’Assise, qui fut le symbole de l’engagement laïc, et le prestige des mendiants en général, favorisait le développement des confréries de laïcs dont ils étaient les initiateurs ou les guides spirituels. Ceci s’accompagnait de la dévotion à la sainte humanité du Christ et d’une mystique individuelle, souvent axée sur le mystère de la Passion. Ainsi, depuis 1260 un grand mouvement de flagellants avait commencé à se propager en Italie à partir de Pérouse, et exerçait une très grande influence sur la spiritualité du temps. On commença aussi à voir apparaître des expériences spirituelles exceptionnelles, par exemple celles de Ste Angèle de Foligno ou de Ste Marguerite de Cortone qui s’éteignirent à cette époque, après avoir apporté à l’Eglise leur exemple retentissant de conversion, de pénitence et de vie mystique au sein de l’état laïc.
L’érémitisme était une autre voie de sanctification laïque. La Toscane en particulier devint une terre d’élection pour beaucoup de ces ascètes.
La principale confrérie de la ville de Sienne était celle de l’hôpital Santa Maria della Scala. Elle était vouée au soin des malades et à la prière commune, et puisait sa spiritualité dans cette dévotion à la passion du Christ et cet attrait pour la vie érémitique. Les fresques les plus anciennes de l’hôpital témoignent notamment de l’influence des récits des Pères du désert, les moines égyptiens du IV° siècle.

III – L’Eglise au début du XIVe

Au sein du très vaste ordre franciscain, un mouvement de réforme faisait beaucoup parler de lui en prônant une pauvreté absolue à l’image du Poverello. On les appelait les « Spirituels ». Ils se réclamaient des théories de Joachim de Flore, un moine cistercien du début du XIIIe siècle qui créa une nouvelle congrégation. Selon lui les institutions devaient laisser place au règne direct de l’Esprit dans les cœurs.
Parallèlement à ces « Spirituels », se formait une multitude de petites fraternités de chrétiens qui se retiraient au désert. Elles étaient surnommées « fraticelles ». La papauté avait pourtant interdit par deux fois la fondation de nouvelles congrégations. En théorie, seules quatre formes de vie religieuse étaient autorisées : les ordres anciens de St Benoît et de St Augustin, et les nouvelles fondations dominicaines et franciscaines.
L’élection d’un de ces spirituels comme pape sous le nom de Célestin V en 1294 manifeste à quel point ce courant marqua cette époque. Les cardinaux espéraient une réforme spirituelle de l’Eglise. Mais au bout de quelques mois le saint ermite eut la sagesse de reconnaître qu’il n’était pas fait pour le gouvernement suprême de l’Eglise, et, démissionnant, il retournera à sa chère solitude.
Son successeur Boniface VIII fut au contraire un homme énergique. Il voulut exercer son ministère à la manière des grands papes du Moyen-Age, affirmant avec force son autorité sur les deux glaives dans la bulle Unam Sanctam, en 1303. Mais il fut bientôt humilié par le roi de France Philippe le Bel qui bafoua l’autorité pontificale par un attentat contre sa personne alors qu’il était dans sa résidence à Anagni. Cet événement signa la fin de l’idéal d’une papauté toute puissante.

Dès cette époque, la curie pontificale ne résidait en effet plus guère à Rome en raison de l’instabilité politique de la ville. Elle quitta même les Etats pontificaux pour venir finalement s’installer en Avignon en 1309. Là, elle fut au confluent des routes d’Europe durant 70 ans, sous l’influence du roi de France.
Liés à cette crise, les traités de théologie sur l’Eglise commençaient à fleurir dans les universités, alors que le sujet n’avait guère été traité par les grands docteurs scolastiques. La nature de l’Eglise n’était d’ailleurs pas d’abord une question théorique. Elle était surtout une question existentielle pour les hommes de ce temps : fallait-il la reconnaître dans les prélats politiciens et cupides si omniprésents dans la hiérarchie ? ou bien dans ces spirituels et fraticelles qui soulevaient la méfiance de l’Inquisition ? ou alors dans ces groupes d’amis de Dieu qui cherchaient à établir une relation directe avec la Trinité Sainte loin de l’agitation du monde ?
En 1311, un concile se tient à Vienne. Il avait été réclamé au pape Clément V, ancien archevêque de bordeaux, par Philippe le Bel. Les templiers furent supprimés, et un nouvel impôt fut décidé pour préparer une croisade. Il est significatif que ces questions politiques éclipsèrent en grande partie les voix qui s’élevèrent pour demander une réforme interne de l’Eglise. Seule celle de Guillaume Durand, évêque de Mende en France, sera répercutée dans toute la chrétienté jusqu’au concile de Trente deux siècle plus tard. Selon lui, l’Eglise devait être réformée tant dans la tête que dans les membres, « tam in capite quam in membris ».

IV – L’heure d’Acona et les débuts de Monte Oliveto

En 1313, à 41 ans, Giovanni Tolomei se retira avec deux nobles compagnons, Patrizio Patrizi et Ambrogio Piccolomini, sur une terre de son héritage, à Acona. Ce lieu façonnerait profondément la famille monastique en train de naître. L’une des chroniques le décrit ainsi  :

Distant de Sienne d’environ quinze mille pas, cerné de toutes parts de vallées encaissées d’une grande profondeur, de rochers abrupts et de forêts impénétrables, à l’instar d’une île, ce lieu n’était accessible que d’un seul côté. Ce mont parut assez solitaire et très approprié à des gens qui cherchaient Dieu dans la solitude. Bien qu’il méritât le nom de « mont » à cause de la profondeur des vallées qui l’encerclaient, ce lieu donnait pourtant l’impression d’être peu élevé, d’être entouré par les vallées protectrices des collines avoisinantes qui le dominaient, et, à l’ombre des arbres et dans l’étroitesse des vallées, d’être particulièrement à l’abri des regards.

Les débuts de cette vie au désert, dans une petite maison de paysans, semblent avoir été très ascétiques pour ces citadins de nobles familles. Leurs terres rapportaient un peu d’argent, mais il leur fallait travailler de leurs mains pour pouvoir mener la vie qu’ils avaient choisie. Or ils n’étaient probablement pas très habitués à travailler eux-mêmes la terre ou à construire des bâtiments. Les disettes ne sont pas rares en ces premières décennies du XIVe siècle, et en ces circonstances l’approvisionnement en grain est moins facile à la campagne qu’à la ville.
Des compagnons ont assez vite rejoint les trois amis dans leur solitude pour chercher Dieu avec eux. L’organisation sans doute assez informelle des débuts dut donc faire place petit à petit à une vie plus structurée. D’ailleurs, les événements ecclésiaux aussi rendirent peut-être plus nécessaire encore cette structuration. En 1317, les fraticelles et spirituels furent en effet condamnés par le pape Jean XXII. De plus en 1318, suite à des enquêtes la bulle Gloriosam Ecclesiam visa particulièrement certains spirituels toscans. Les chroniques mentionnent d’ailleurs la visite d’un légat pontifical à Acona. Dans ce contexte, cela ne peut nous étonner. Les causes directes de cette visite sont obscures. Mais la suite des événements montre que l’issue en fut finalement heureuse.

Les chroniques nous rapportent aussi qu’eut lieu un autre événement important au cours de ces premières années. Voici le récit qu’en fait l’une d’entre elles :

Peu de temps auparavant, le susdit Bernard de bienheureuse mémoire, alors qu’il était à prier dans le lieu où est maintenant située l’église, avait vu, par une révélation de Dieu en sa faveur, une échelle d’argent dressée vers l’orient et touchant le ciel. A son sommet, il vit se tenir debout le Seigneur Jésus avec la bienheureuse Marie sa mère, portant des vêtements d’un blanc éclatant, et la bienheureuse Marie avait sur la poitrine une étoile d’une extraordinaire beauté.
Or une multitude de frères montait [sur cette échelle] et des anges en descendaient, tous couverts d’habits blancs. Devant ce spectacle, Bernard aussitôt appela ses frères et leur montra la vision, ce que voyant, ils glorifièrent Dieu.

La première reconnaissance officielle de la communauté eut lieu le 26 mars 1319. La charte de fondation du monastère fut promulguée à l’évêché d’Arezzo par le seigneur évêque Guido Tarlati de Pietramala en présence des chanoines de la cathédrale. Cette charte répondait à des demandes faites par Bernardo Tolomei, et Patrizio Patrizi. Giovanni Tolomei avait donc déjà pris le nom de Bernardo.
Ils choisirent de suivre la Règle de St Benoît et l’observance monastique. Sous le regard du Crucifié, ils reçurent la consécration monastique, et l’habit blanc qu’ils avaient choisi. L’évêque leur permit d’édifier un monastère sur les terres données à Dieu et à la bienheureuse Vierge Marie. Il porterait le nom de Monasterium Sanctae Mariae de Oliveto in Acona. Il est précisé que ce monastère devait toujours être régi par des abbés et des moines qui y demeureraient, et jamais par des laïcs ou clercs séculiers. L’exemption de taxe leur était accordée afin qu’ils pussent servir le Seigneur avec une plus grande liberté et tranquillité. Seule la confirmation des abbés était réservée à l’évêque d’Arezzo. Avec tout cela, différents droits et devoirs leur étaient encore concédés ou demandés, dont celui d’écrire des constitutions.

V – Les grandeurs du siècle

Au même moment, bien d’autres œuvres s’édifiaient partout en ce temps de mystiques, d’intellectuels et d’artistes.
En 1316, Dante écrivait sa Divine comédie. La polyphonie naissante était théorisée et qualifiée d’« ars nova » par Philippe de Vitry en 1320. Giotto, en pleine activité, renouvelait quant à lui la peinture. L’expressivité de ses traits inaugurait un nouveau style s’éloignant de manière décisive du hiératisme byzantin à l’honneur jusqu’alors.
La canonisation de St Thomas d’Aquin en 1323 mettait en valeur le travail intellectuel dans l’Eglise universelle, tandis que la piété des fidèles se portait plutôt sur des chrétiens qui s’étaient distingués par leur pauvreté, leur charité ou leur ascétisme. En Rhénanie et en Belgique des œuvres mystiques de haute tenue étaient composées par Maître Eckhart, Jean Tauler, Henri Suso et Jean de Ruysbroek, tandis qu’à Oxford, Guillaume d’Ockham travaillait à une œuvre malheureusement pas toujours orthodoxe qui marquerait profondément les mentalités postérieures.
Le monde moderne était en train de naître.

VI – L’abbatiat de Bernard

Bernardo et ses compagnons avaient choisis quant à eux de se retirer de ce siècle si bouillonnant. Ils s’adaptaient aux circonstances pour édifier petit à petit une œuvre qu’ils n’avaient certainement pas imaginée.
La première pierre de la nouvelle abbaye fut posée le 1er avril 1319, jour des Rameaux, juste quelques jours après la signature de la charte de fondation.
Ayant choisi de vivre selon la règle de St Benoît, il leur fallait élire un abbé. L’élu ne fut pas Bernardo mais son ami Patrizio. Ceci fut peut-être dû au grave défaut de vue qui handicapait Bernardo et l’empêchait notamment de recevoir les ordres sacrés. Deuxième fait étonnant, l’abbé ne fut pas élu à vie, comme l’aurait demandé la coutume bénédictine, mais pour un an. Nous ne savons pas de manière certaine pourquoi ils choisirent ce mode de gouvernement. Toutefois cette particularité permettrait d’éviter les désagréments de la commende. Elle obligerait aussi à un gouvernement collégial et favoriserait donc une grande homogénéité des décisions de la communauté.
La quatrième année, en 1322, Bernardo fut finalement élu. Peu après commença l’extension de la famille. Les frères fondèrent un premier monastère aux portes de Sienne.
Dès l’année suivante une exception à la règle de l’élection de l’abbé fut faite pour Bernardo. Les frères l’élirent une seconde fois de suite. La meilleure preuve de l’amour des premiers moines de Monte Oliveto pour leur abbé fut sa réélection chaque année jusqu’à sa mort.

Les fondations se succédèrent de sorte qu’en une vingtaine d’années, 10 prieurés furent fondés. Il s’agissait de prieurés, car il n’y avait qu’un seul abbé, celui de Monte Oliveto, et une seule communauté répartie en différents lieux. Les prieurés étaient reliés à la maison mère comme des membres à la tête.
Dès cette époque, les frères rédigèrent des constitutions, comme la charte de fondation l’avait demandé.
A l’exemple des cisterciens et des clunisiens, et conformément aux demandes de 3 papes du XIIIe siècle, ils mirent en place un chapitre général annuel. La particularité de celui-ci fut la très forte participation des moines. L’abbé de Monte Oliveto ainsi que tous les prieurs démissionnaient au début de ce chapitre. Puis on élisait le nouvel abbé qui nommait alors les prieurs et officiers des différents lieux de la communauté. Durant son année de gouvernement, il visitait les prieurés, et mettait en application les décisions du chapitre.
Il devait résulter de ces changements réguliers une communauté très unifiée et rassemblée autour de la maison mère.

VII – Avignon

Les frères s’occupèrent aussi de faire reconnaître leur institut par l’autorité suprême.
Tout passait en effet de plus en plus par la curie d’Avignon. Le pape Jean XXII, qui était alors sur le trône de Pierre, fit preuve de qualités d’administrateur hors pair. Son œuvre de réorganisation des services, sa politique financière et la centralisation du gouvernement s’avérèrent décisifs pour l’avenir de l’Eglise.
En 1334, un cistercien au tempérament austère devint pape, et prit le nom de Benoît XII. Il envoya à chacun des ordres religieux une bulle imposant un programme de réforme. Pour les bénédictins, ce fut la bulle Summi magistri dignatio du 20 juin 1336, dite Benedictina.
Le jeune ordre de Ste Marie de Monte Oliveto devait donc présenter à la curie avignonnaise des constitutions bien rédigées et témoigner d’une fervente observance.

VIII – Les dernières années et la mort

Nous avons un témoignage modeste mais direct de St Bernard en ses dix dernières années. Il s’agit de lettres ou fragments de lettres qu’il a écrites entre 1339 et 1348. Elles témoignent de son activité abbatiale dans l’humilité du quotidien. Homme pratique, il semble avoir gouverné le troupeau à lui confié avec bon sens et réalisme. Ces lettres, rarement traversées d’élans spirituels, montrent un père de famille veillant sur le bien de ses frères. On le voit notamment refuser d’assumer les charges temporelles qu’acceptaient parfois les moines de cette époque.
Il resta proche de sa famille, puisque son petit frère Nello fut un bienfaiteur de la congrégation. Il avait des charges politiques à San Gimignano et on le voit représenté sur la Maestà du palais publique de cette ville.
Le nécrologe de la congrégation nous apprend qu’Ambrogio, l’un des fondateurs, mourut en 1338. Le temps des origines commençait donc à s’éloigner. Deux frères étaient en permanence en Avignon pour y traiter en haut lieu des affaires de la famille monastique naissante. Le 21 janvier 1344, en la fête de Ste Agnès, le pape Limousin Clément VI promulgua deux lettres apostoliques. La première, Vacantibus sub religionis, confirmait la fondation du monastère de Monte Oliveto, de l’ordre de St Benoît ; la seconde, Solicitudinis pastoralis officium concédait la faculté de fonder des prieurés dépendant du monastère de Monte Oliveto comme des membres à la tête, tamquam membra capiti.
Peut-être Clément VI fut-il influencé par la lettre enthousiaste que lui avait envoyé l’évêque de Gubbio pour lui présenter les moines de Monte Oliveto qu’il avait accueillis dans son diocèse :

Qu’il sache donc, le très aimé père, que dans la province de Toscane, il est un monastère vivant sous la Règle de Saint Benoît, et si brillant par l’honnêteté de ses mœurs et son observance, que si quelque moine de vie droite la lisait, il dirait : « Voilà en clair ce que j’observerais. »
Car les moines qui vivent la vie monastique en ce même lieu, recherchent jour et nuit comment ils peuvent se comporter en vrais moines selon le rite monastique.
Et puis le monastère est si bien disposé en ce qui est de l’église et de tous les lieux habituels de travail, que nombreux sont ceux qui en le voyant sont émerveillés de l’ordonnance des édifices, de leur situation, et du nombre admirable de leurs habitants comme de leur dignité.
Ces faits que j’expose, je les ai entendus de personnes dignes de foi et je les ai vus de mes yeux, examinant toutes choses moi-même sur place.

L’année 1347 fut marquée par deux évènements. Le premier fut la mort de Patrizio, fondateur avec Bernardo et Ambrogio. Bernardo lui-même était alors âgé de 75 ans. Le deuxième événement se passa au cours du chapitre général, le 4 mai. Les frères témoignèrent par écrit de leur confiance en Bernardo. En le réélisant abbé il lui accordèrent des pleins pouvoirs sur la congrégation à titre exceptionnel. Le texte se termine ainsi :

ils avaient pleinement confiance qu’en raison de sa sainteté (Bernard) ne s’écarterait pas de la volonté de Dieu et du salut des âmes de ses frères et fils.

En 1348, la peste noire venue d’Orient avec les galères génoises avait déjà atteint Pise et pénétrait dans les terres. Entre un quart et un tiers de la population européenne allait succomber sous le coup du fléau. Un des frères en mission à Avignon en était déjà mort. Le monastère de Monte Oliveto, éloigné dans la campagne, était épargné, mais les monastères citadins étaient particulièrement exposés. St Bernard quitta alors la maison mère pour se rendre au monastère de Sienne auprès de ses fils les plus touchés.
En se mettant à leur service, il contracta la peste et mourut martyre de la charité.

Conclusion

L’épidémie emporta 80 frères en même temps que Bernard, c’est-à-dire environ la moitié des frères de la congrégation.
Le jeune olivier plein de vitalité ne fut pourtant pas abattu par cette tragique saignée. La communauté se reconstitua en une douzaine d’années seulement.
Les frères prirent très tôt Bernard comme intercesseur et le vénérèrent comme bienheureux. Le procès de canonisation fut introduit en 1632, mais il s’enlisa. Après de multiples péripéties, ce n’est qu’au milieu du XXe siècle que de nouvelles recherches historiques mirent en valeur la figure du vénéré père. Ce travail fut finalement couronné le 26 avril 2009 par la canonisation de St Bernard.

Celui qui veut à l’avenir jouir pour toujours des biens éternels, qu’il adhère au Christ, lequel donne en abondance, sans humilier celui qui reçoit ; et dans son propos d’humilité, qu’il s’applique avec constance à se consacrer lui-même et tout ce qu’il a ou chercherait à avoir, et il en sera amplement récompensé.

En ces quelques lignes, St Bernard se découvre en ce qu’il a peut-être de plus précieux à nous donner. Durant sa vie il a suivi humblement le Christ qui le menait, et servi ses frères, en fondant pour eux et avec eux une école du service du Seigneur.
Avec sagesse il l’a enracinée au cœur du monde et de son temps. Cette œuvre n’était pourtant pas du monde, c’est ainsi qu’elle demeure au-delà des modes et des époques.

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