Couverture de Vincent de Paul Marie-Joelle Guillaume

Vincent de Paul, Un saint au Grand Siècle



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Marie-Joëlle GUILLAUME
Vincent de Paul, un saint au Grand Siècle

Perrin 2015, 488 p

Ce que l’on croit connaître, voire trop bien connaître, est parfois ce que l’on ne connaît finalement que peu, ou pas assez, ou fort mal. La figure de Saint Vincent de Paul nous est familière, mainte fois croisée en statue dans nos églises. On a en tête quelque image de ce personnage populaire, l’image pittoresque de cet homme au bon sourire portant des enfants dans ses bras. Mais au fond : que pourrait-on en dire au delà de quelques banalités ? Marie-Joëlle Guillaume, avec son livre Vincent de Paul, Un saint au Grand Siècle, est venue combler quelques unes des lacunes des moines de Maylis à propos du patron de leur diocèse.
Je voudrais vous donner envie de le lire aussi, en vous faisant part de quelques contrastes qui m’ont marqué. Je ne serai pas exhaustif, ce serait impossible. Et je serai partiel et subjectif dans mes choix. Ainsi faisant, j’aimerais juste faciliter une rencontre avec lui. La rencontre de cet homme de Dieu tout donné aux pauvres serait particulièrement appropriée en cette année jubilaire consacrée à la Miséricorde.

Un homme de son temps, pour l’éternité

Marie-Joëlle Guillaume nous fait donc redécouvrir dans ces pages l’itinéraire d’un homme profondément enraciné dans son temps, et qui, à ce titre, porte en lui quelque chose d’universel. Elle est spécialiste et passionnée du XVIIe siècle. Elle a rencontré St Vincent de Paul par le XVIIe siècle, et non l’inverse. Dans ce livre, elle a voulu manifester les liens de Vincent avec son siècle, et s’appuyer dessus pour faire comprendre l’un par l’autre. Si Monsieur Vincent est un personnage marquant de l’histoire de l’Église, il est indissociablement un grand personnage de l’histoire de France, qui a durablement marqué notre pays alors tiraillé entre violences sauvages et élan spirituel. Il est important de se rendre compte de cet impact, car il ne s’est pas arrêté à la superficie de l’événementiel du premier XVIIe siècle. Ce demi-siècle a façonné une bonne partie de ce que nous sommes encore aujourd’hui. Et avec d’autres hommes historiques, Monsieur Vincent, ou plutôt l’Esprit Saint par lui, a sans doute imprimé sa marque jusque dans la mentalité de tout un peuple. Car sa vie ne fut qu’un début, et sa fécondité postérieure s’étend jusqu’à notre temps.
Il ne s’agit donc pas, avec ce livre, d’une vie de saint en plus, un saint sur lequel on avait déjà beaucoup écrit. C’est à la fois moins et plus que cela. C’est plus que cela à cause de l’aspect historique que je viens de mettre en valeur. C’est moins que cela car il n’est pas donné à proprement parler de portrait spirituel de notre saint national, du moins au sens classique du terme. On ne trouve que peu ou pas son enseignement sur la vie intérieure. Il faudra lire autre chose pour l’avoir. Néanmoins il ne fait pas de doute que c’est bien la vie d’un saint, et on la suit d’autant plus pas à pas que le point d’appui essentiel de l’auteure est constitué par la correspondance de Vincent. Conduit au cœur de l’action, le lecteur devient spectateur de l’œuvre accomplie, et cette œuvre manifeste Dieu. En cela, ce livre est profondément évangélique et spirituel.
Il prend parfois des tours d’enquête policière quand on affronte les points délicats de la biographie, en particulier la « captivité en Barbarie ». Cela paraîtra fastidieux à certains, et passionnant à d’autres. Les premiers pourront tourner les pages plus vite et les seconds se régaler. Quoi qu’il en soit, ce sera pour les uns et les autres une leçon pour aborder la vie des saints. Car, comme dans le cas de la vie de Vincent, on veut parfois à tout prix y trouver certains aspects, et on y lit plus ses propres idées que la vraie vie. Cela fait rater ce que l’on y cherche vraiment, c’est-à-dire des modèles pour tous les temps. En nous plongeant dans l’histoire, M. J. Guillaume nous met devant un homme, exceptionnel, certes, habité par Dieu, et ayant une vie intime avec son Seigneur, mais néanmoins un homme comme tout le monde. On le suit dans ses doutes et ses luttes, dans ses joies et ses peines, dans ses réalisations et ses échecs. Même si l’on ne découvre Vincent que par l’extérieur, tout cela porte tellement la marque de l’Évangile que la vérité historique devient finalement porteuse d’éternité.

Un suractif qui attend l’Heure

Un autre contraste qui m’a frappé est l’apparente opposition entre l’extrême fécondité de sa vie et l’attente de l’Heure de Dieu. Sans doute l’Esprit Saint lui a-t-il appris cette patience. Mais ce qu’il a peut-être vécu à ses débuts sous la contrainte de la grâce, il a su en faire un principe de vie spirituelle quand de sa personne a commencé à jaillir une étonnante profusion d’œuvres en tous genres. Et c’est devenu pour lui une maxime, un principe de discernement que tout chrétien devrait s’approprier : « Il ne faut pas enjamber sur la Providence »
Vincent Depaul, tout en montrant de bonnes dispositions dans son enfance, n’est pas un de ces saints dont on constate l’héroïsme très jeune. Son enfance et sont adolescence landaises sont celles d’un enfant de son temps et de sa condition. C’est néanmoins un enfant précoce, et ses indéniables qualités auraient pu faire de lui un arriviste quand adolescent sa famille mise sur lui pour la réussite sociale. Pourtant durant les vingt années suivantes, il semble laborieusement chercher sa voie, ayant peine à gagner sa vie pour procurer quelque sou aux siens, et plus encore à trouver sa place. Lancé par sa famille, il tente des voies, fait des erreurs, s’aventure, cherche à se placer. Il est un peu difficile de trouver une unité dans tout cela. Durant toutes ces années il semble un peu errer dans la vie et chercher sa chance sous le soleil. Pour cette raison, il pourrait parrainer tous les jeunes qui ont du mal à trouver leur vocation. Si ses capacités l’ont peut-être amené à être tenté par l’ambition et le carriérisme, en tout cas il n’a pas vraiment décollé par ses propres moyens sur l’échelle sociale.
La vie de Monsieur Vincent ne bascule vraiment que quand il a 36 ans. A posteriori on peut constater que c’était un temps de lent et nécessaire mûrissement de sa vocation. Dieu faisait son œuvre en lui, il façonnait son cœur. Il en avait besoin, car sa « conversion » lui fera faire pour le restant de sa vie un grand écart social permanent. Compagnon des plus pauvres, il sera en même temps propulsé dans les plus hautes sphères de l’échelle sociale, sans être pour autant ni un miséreux, ni un ecclésiastique de haut rang.
Dieu l’a façonné à travers la sagesse de Monsieur de Bérulle, maître spirituel de très haut vol qui l’a certainement aidé à fonder profondément sa vie dans la prière et la recherche de Dieu. Contraint à attendre, apparemment, de « décoller » dans la vie, il a mis à profit cette apparente stagnation avant un décollage qui se fera d’une façon sans doute tout à fait imprévue. Ceci s’est accompagné d’une purification par le feu. Les soucis extérieurs qu’il a du affronter n’ont pas été grand chose comparé à l’épreuve intérieure de tentation contre la foi qu’il a combattue durant longtemps. Que s’est-il passé dans le profond de son cœur ? Dieu seul le sait. Toujours est-il qu’il s’est trouvé intérieurement prêt au moment de l’épisode de Folleville puis de son ministère à Châtillon les Dombes. Ces événements n’ont été que l’étincelle qui a mis le feu aux poudres du cœur de ce passionné des âmes des pauvres.
À partir de là, Vincent de Paul s’est retrouvé peu à peu sur tous les fronts de détresse de son temps. Les projets s’enchaînent les uns après les autres, et à une vitesse croissante, sans que l’un chasse l’autre. C’est une œuvre de multiplication de la charité qui s’opère par lui. Son action multiforme a été notamment liée aux atrocités de la guerre de Trente ans et de la Fronde. Et dans ce domaine il a été conduit non seulement à porter des secours matériels, mais aussi à essayer d’agir en faveur de la paix, faisant jouer ses relations et son autorité morale, s’interposant entre les princes révoltés et la Cour. Pourtant il n’a rien cherché de tout cela. Ce n’est qu’en répondant aux sollicitations extérieures, aux événements et aux personnes, qu’il s’est finalement trouvé profondément lié à tous les drames de son époque. Il semblerait que pas une forme de pauvreté ne lui ait échappé, non parce qu’il allait à elles, mais parce que toutes venaient à lui par un biais ou par un autre. Ce réalisateur infatigable semble n’avoir pas fait grand chose de sa propre initiative, mais toujours guetté les appels de l’Esprit et les signes de la grâce.

Un conformiste révolutionnaire

Le XVIIe siècle nous est étranger. Il est fait de classes sociales dans lesquelles nos mentalités post-modernes ont du mal à se mouvoir, et plus encore à se sentir à l’aise. Monsieur Vincent, lui, y était tout à fait à son aise, et il n’a rien cherché à changer dans la structure de la société. Personne, peut-être, ne considérait alors ces différences de niveaux sociaux selon des catégories de justice ou d’égalité. C’était ainsi et puis c’est tout. Il n’a ni admonesté les riches et les puissants, ni poussé les pauvres à la révolte, mais il s’est au contraire totalement conformé à l’équilibre de la société à laquelle il appartenait.
Au sein de ce qui peut nous sembler un étonnant conformisme, du moins selon nos catégories, il n’en a pas moins été un profond révolutionnaire. Sa révolution était celle de l’Évangile. Pour lui, il n’y avait plus de riche ni de pauvre, plus d’aristocrate ni de manant, plus de puissant ni d’esclave, mais uniquement des enfants de Dieu. Et dans cette société en majeure partie chrétienne, il a contribué à mettre les riches au service des pauvres, les aristocrates au service des manants, les puissants au service des esclaves. Il a éveillé les consciences et secoué les bonnes volontés. Il s’est situé au-dessus des catégories mondaines pour considérer chacun dans sa dignité d’enfant de Dieu, et aider les uns et les autres à grandir en ce sens, sans autre violence que celle de l’amour.
Moyennant quoi, ce livre montre admirablement que Vincent de Paul ne fut pas un homme isolé se battant à bras nus contre des écarts sociaux et des injustices qui dépassaient tout le monde. Il ne s’est pas élevé seul contre tous face aux ambitions, aux mesquineries, à la cupidité, à l’indifférence des grands. Tout au contraire, il s’est trouvé lié à la plus haute aristocratie, au pouvoir royal, à certains ecclésiastiques de haut rang, et tous ont joué un rôle essentiel dans les succès des entreprises passées par ses mains. Il s’est mis au service de ceux qui, tout en faisant partie de la plus haute société, avaient le souci des pauvres et désiraient participer à soulager la misère de ceux que la vie accablaient. Il y a de quoi changer nos regards sur l’Ancien Régime, par rapport à ce que l’on a parfois entendu dans les cours d’histoire dispensés dans nos écoles « modernes ». Cette époque se révèle extrêmement créatrice dans ces lignes, notamment dans le domaine spirituel au sens large, portée par le dynamisme du renouveau de l’après-Concile de Trente.
On est frappé par la liberté de Vincent. Il ne joue pas un personnage, il est authentique dans ce qu’il est, pauvre parmi les riches, au service du Seigneur. Tout entier au service de la famille ecclésiale, dont il a un sens aigu, fondé sur sa foi en la Providence de Dieu, il ne se laisse atteindre ni par le désir ni par la révolte face à l’aisance matérielle et sociale des milieux de haute société qu’il fréquente. On verra là le fruit de son bon sens spirituel, solidement ancré dans une profonde relation personnelle au Christ. Comme pour le meilleur de la contre-réforme Catholique, il n’y a pas de séparation pour lui entre l’adoration et le service des pauvres. C’est un seul et même idéal, qui fait que quand on quitte l’oraison pour servir les pauvres, on quitte Dieu pour Dieu.

Un prêtre serviteur du génie féminin

Un hommage tout particulier doit enfin être rendu à la gent féminine lorsqu’on évoque la figure de Monsieur Vincent. En effet, s’il s’est énormément donné pour les prêtres, en particulier pour leur formation initiale et continue, dans le sillage du Concile de Trente, et en les envoyant en mission dans les campagnes de France et jusque outre océans, il est impressionnant de constater combien il a su se mettre au service du génie féminin. La plus grande partie de l’œuvre dont il s’est retrouvé père doit être en réalité attribuée aux femmes qui se sont laissées emporter par son enthousiasme pour les pauvres, qui l’ont poussé à agir, qui se sont données sans réserve pour vivre l’Évangile et l’annoncer par leurs mains et leurs cœurs offerts.
Avant même sa « conversion », c’est comme aumônier de la reine Margot qu’il a commencé à fréquenter les pauvres. Et l’ex-souveraine, « contradiction faite femme » au dire de l’auteure, dont la piété n’avait d’égale que le libertinage si l’on peut dire, devient la cause, certes accidentelle mais néanmoins réelle, d’un approfondissement chez Vincent d’un aspect de son sacerdoce qui arrivera au premier plan très vite après. Une seconde femme providentielle malgré elle a été Françoise-Marguerite de Gondi. Précepteur de ses enfants, Vincent est devenu le directeur spirituel de cette jeune femme pieuse et pleine de scrupules, mais néanmoins amoureuse de son mari et attachée à ses enfants, non moins que généreuse et attentive aux gens de sa maison et aux paysans de ses terres. Excessivement attachée à son directeur spirituel, elle n’en fut pas moins la cause de la rencontre de ce dernier avec la misère spirituelle du peuple des campagnes.
Tout commence vraiment par la première confrérie de la Charité fondée à Châtillon. Ce sont alors des Dames influentes qui ont pris les choses en main suite à la prédication et à l’appel de leur jeune pasteur, comme souvent dans l’histoire de l’évangélisation. Elles s’organisent, suscitent les bonnes volontés, et finalement poussent Vincent à leur donner un règlement. C’est alors « une explosion de charité ».
Retournant après cela chez les Gondi, c’est une collaboration étroite avec Françoise-Marguerite, soucieuse de faire progresser l’évangélisation sur les terres familiales, qui se met en place. On pourrait presque la tenir pour une co-fondatrice de la Mission, car au vu de l’histoire, on se demande si la Congrégation aurait pu naître sans elle.
Puis ce seront à Paris les Dames de la charité, nées de la fécondité d’une dame veuve, et de la générosité de toutes les très grandes Dames qui la suivront. Il s’ensuivra une cascade d’initiatives charitables au service des plus démunis de toutes sortes.
Puis c’est dans leurs rangs qu’apparaîtra alors Louise de Marillac : femme très fine et forte qui a eu du mal à trouver sa voie. Elle fut tout ce qu’il y a de plus obéissante à Vincent de Paul, d’une bonne obéissance qui sait prendre ses responsabilité, et surtout se montrer complémentaire en apportant son regard féminin sur les situations et en prodiguant ses conseils. Sans elle encore, l’œuvre de Vincent n’aurait pas pu se faire. Il est beau de voir l’estime et le respect réciproque qui habitaient l’un et l’autre.
C’est ainsi que vient au monde, si je puis dire, la Congrégation des Filles de la Charité. C’est en son début l’histoire d’une petite paysanne extrêmement touchante qui offre toute sa vie, et la perd très vite, pour l’œuvre de charité initiée par Vincent. Ces religieuses, complémentaires tant de Vincent que des Dames de la Charité sous l’égide et la protection desquelles elles prennent leur essor, vont faire des miracles au service de toutes les catégories de pauvres et formes de pauvretés, des malades aux miséreux, des enfants aux esclaves. Et l’on ne découvre du vivant de Vincent que le début d’une fascinante aventure qui continue aujourd’hui.
Bref, Monsieur Vincent a su vivre une complémentarité des charismes homme-femme dont nous devrions tirer des leçons pour aujourd’hui. Et je crois aisément avec d’autres que sans les femmes, Vincent de Paul n’aurait pas été qui il a été.

Lisez le livre !

En guise de conclusion, je ne puis que vous encourager à lire et savourer ce livre, à méditer sur la vie de ce grand saint et compatriote, et enfin à imiter et continuer son œuvre. Que la taille du livre ne vous fasse pas peur : il est fort bien écrit, et agréable à lire.
Que cet exemple nous encourage tous à nous laisser saisir par le Miséricordieux.