Une marmotte aux aguets dans le désert

Veille, patience, espérance, avec les Pères du désert



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Patienter et veiller. Attendre que se lève l’aurore. Guetter le Jour sans couchant, le Jour éternel. Espérer la venue définitive de la Lumière, et ne se préoccuper de rien d’autre. Chercher Dieu qui se manifeste au cœur de nos vies, puis se retire pour être désiré, et apparaît encore, discrètement, dans la prière, dans le combat spirituel, dans le frère, dans l’étranger. Ainsi se déroule la vie du moine. Il lui faut tenir dans le temps, et avec patience endurer sa longueur jusqu’à ce que l’éternité se dessine, qu’elle advienne dès cette vie.
Les Pères du désert, premiers moines chrétiens, ne voulaient pas attendre l’heure de la mort pour entrer dans l’éternité, et qu’advienne pour eux l’abolition du temps. Éloignés de la société, cachés au désert, ils se retiraient de l’extériorité pour vivre dans le lieu intérieur de l’intime relation avec Dieu. De même, par leur recul vis-à-vis des affaires des hommes, leur patience dans la solitude, et leur endurance dans la prière, ils conjuraient le temps, ils se retiraient déjà du temps. Ces hommes étaient impatients du Royaume éternel.
Allons rencontrer quelques-uns de ces « Abba » du IVe siècle qui ont fait de la radicalité l’ordinaire de leur vie. N’ayons pas peur de leur étrangeté. Ils étaient pétris de l’Évangile, et c’est leur désir ardent de Dieu qui les a poussés, parfois jusqu’à l’excès, vers les limites de la nature corporelle. Notre société, dans son mépris de Dieu, magnifie le corps, pourtant mortel, et cherche à retenir le temps pour oublier son issue. Ces frères ermites, eux, tendaient vers le corps de gloire, vers la vraie Vie, et méprisaient les choses de ce monde par amour du Christ. C’est pourquoi leurs actes et leurs paroles nous bousculent en proclamant l’urgence du Royaume et l’unique nécessaire : Dieu.

Arsène : fuir et veiller

Abba Arsène était un grand de ce monde. Noble Romain, il vécut à la cour impériale de Constantinople, assumant de hautes fonctions. Il mettait beaucoup de soin dans son paraître, et il était probablement pris par des affaires que les hommes considèrent importantes et urgentes. Mais Dieu avait d’autres projets pour lui. « L’abbé Arsène, étant encore au palais, priait en disant : « Seigneur, conduis-moi de façon que je sois sauvé. » Et une voix lui vint qui disait : « Arsène, fuis les hommes et tu es sauvé. » » C’est ainsi qu’il partit pour le désert d’Égypte. Cette fuite resterait son programme de vie.
Arrivé au désert, il reçut quelques précisions sur sa mission : « Le même, s’étant retiré dans la vie solitaire, pria de nouveau « en disant la même parole » (Mt 26,44) et il entendit une voix lui disant : « Arsène, fuis, tais-toi, reste dans le recueillement : ce sont là les racines de l’impeccabilité. » »
Le retrait des affaires de ce monde était total. Retrait des soucis et de l’agitation, retrait du temps qui s’impose, pour rester patiemment dans le recueillement, c’est-à-dire en présence de Dieu, car disait-il, « si nous cherchons Dieu, il nous apparaîtra ; et si nous le retenons, il restera auprès de nous. » Voilà donc le trésor qu’il poursuivait. Pour l’obtenir, il endurait tout afin de ne s’occuper que de Dieu, de « reposer » en lui, de connaître la paix intérieure : « L’abbé Arsène disait qu’un moine étranger, vivant dans un pays qui n’est pas le sien, ne doit se mêler de rien et qu’ainsi il aura le repos. »
Ce repos semble bien paradoxal à vrai dire, puisque « l’abbé Daniel disait de l’abbé Arsène qu’il passait toute la nuit éveillé et que, à l’aube, quand la nature le forçait à dormir, il disait au sommeil : « Viens ici, mauvais serviteur. » Alors, il s’en emparait un peu, assis, et se réveillait aussitôt. » Éveillé, il travaillait de ses mains et priait. Pour beaucoup de Pères, veiller ainsi voulait dire rester consciemment présent à Dieu, et répondre à l’appel du Christ de veiller et de prier. Le repos recherché n’était donc pas le bien-être du corps, mais la paix du cœur qui naît de l’union stable au Seigneur.
Ils anticipaient ainsi, d’une certaine manière, notre condition glorifiée, quand nous serons comme les anges. Fuir les activités des hommes n’est pas se retrouver oisif et patienter en attendant qu’arrive la fin. Certes, la patience est nécessaire, mais pour s’adonner avec ardeur à l’activité spirituelle, et hâter la venue du Royaume en lui faisant violence. C’est ainsi qu’Arsène célébrait particulièrement la nuit de la Résurrection : « On disait encore de lui que, le samedi soir, aux premières vêpres du dimanche, il laissait le soleil derrière lui et levait les mains au ciel en priant, jusqu’à ce que la lumière du soleil reparaisse devant lui. Alors il s’asseyait. » Le priant est un combattant, tel Moïse intercédant les bras levés au ciel durant la bataille que livre son peuple, jusqu’à ce qu’advienne la victoire (cf. Ex 17, 11).

Isidore et Moïse : la patience pour l’amour

Les Pères du désert vivaient rarement dans une solitude absolue. Ils avaient besoin de patience non seulement pour endurer la solitude, mais aussi dans les relations fraternelles. Car le Royaume des Cieux qu’ils attendent et qu’ils désirent hâter est aussi le lieu de la communion. Or ces déserts ne manquaient pas d’hommes rudes. Abba Isidore, moine prêtre au service de ses frères, était connu au contraire pour sa douceur et sa patience. « On disait de l’abbé Isidore, le prêtre de Scété, que si quelqu’un avait un frère faible, négligent, ou coléreux, et qu’il voulait le renvoyer, il disait : « Amène-le moi ici. » Il se chargeait de lui et, par sa longanimité, il le sauvait. » Abba Isidore supporte le frère difficile, le porte sur ses épaules, pour le faire parvenir au salut, à la tranquillité de son cœur.
Il avait acquis une grande force spirituelle par la maîtrise de sa colère : « Un frère lui demanda : « Pourquoi les démons ont-ils si peur de toi ? » Le vieillard lui dit : « Parce que, depuis que je suis moine, je m’exerce à ne jamais laisser la colère monter jusqu’à ma gorge. » » Pour faire preuve d’une telle patience, il en prenait les moyens, conscient de sa faiblesse : « L’abbé Isidore a dit : « J’étais allé au marché vendre de menus objets, et, voyant la colère approcher de moi, j’abandonnai les objets et pris la fuite. » » C’est une manière bien concrète de préférer le Royaume et l’amour des autres aux biens de cette terre.
Or, Abba Isidore eut à former un disciple un peu spécial : Abba Moïse. C’était un Éthiopien (ennemis héréditaires des Égyptiens), ancien brigand. Ce dernier apprit avant tout de son maître la patience. Voici un motif de la patience qu’enseignait Isidore à ses disciples :
« Un jour l’abbé Moïse fut fortement combattu par la luxure et, ne pouvant plus rester dans la cellule, il s’en alla le dire à l’abbé Isidore. Le vieillard lui conseilla de retourner dans sa cellule. Mais il n’y consentit pas disant : « Je ne veux pas, abbé. » Alors, le prenant avec lui, il le fit monter sur la terrasse et lui dit : « Regarde vers le couchant. » Il regarda et vit une foule innombrable de démons qui se démenaient dans le vacarme du combat. Puis l’abbé Isidore lui dit : « Regarde vers le levant. » Il regarda et vit des multitudes innombrables de saints anges revêtus de gloire. Et l’abbé Isidore dit : « Voici que ceux-ci sont envoyés aux saints par le Seigneur pour les secourir, tandis que ceux du couchant sont ceux qui les combattent. Ceux qui sont avec nous sont donc plus nombreux. » Ainsi l’abbé Moïse, rendant grâces à Dieu, reprit courage et retourna dans sa cellule. »
La cellule, ici, n’est pas seulement la maisonnette du moine. Elle figure sa vie intérieure. On a tendance à fuir la vie intérieure par peur des tentations et des tumultes qui s’y déroulent. Mais Abba Isidore enseigne à Abba Moïse un regard plus profond. Il lui fait voir le combat de la fin des temps auquel le chrétien participe au cœur de son effort de conversion. Tenir patiemment dans le combat intérieur nous mène aux portes de l’éternité. Abba Moïse a bien compris cela, lui qui plus tard enseigna à un disciple troublé intérieurement qui sollicitait de lui une parole : « Va, reste assis dans ta cellule, et ta cellule t’enseignera toutes choses (cf Jn 14,26). »

Évagre : vaincre dans la patience

Abba Évagre était un ermite de grande culture, originaire du Pont (Turquie). Jeune théologien, diacre, il prêchait dans la capitale impériale. Il était prisé au point de devoir fuir l’enthousiasme de femmes dont l’admiration troublait son cœur délicat. Retiré au désert d’Égypte, il scruta les mouvements de ce cœur et interrogea les Pères. Il élabora ainsi de véritables stratégies pour lutter contre les mauvaises pensées et parvenir au repos intérieur en Dieu.
Avec tous les Pères du désert, il recherchait « l’impassibilité », c’est-à-dire la libération des passions anarchiques, afin d’être tout orienté vers Dieu pour prier et aimer. « Le royaume des cieux est l’impassibilité de l’âme, accompagnée de la science vraie des êtres » dit-il. Il s’agit de vivre déjà dans la grâce de la vie éternelle par l’absence de trouble intérieur et l’évaluation de toute chose selon le regard de Dieu. Sur ce chemin, la patience est un aspect essentiel du travail de conversion. En effet, la progression dans l’amour est de longue haleine. Elle commence par reconnaître et assumer avec réalisme les désordres de l’intériorité. Glanons quelques-uns de ses conseils.
« Quand l’intellect vagabonde, la lecture, la veille et la prière le fixent ; quand la concupiscence est enflammée, la faim, la peine et l’anachorèse (retrait du monde) l’éteignent ; quand la partie irascible est agitée, la psalmodie, la patience et la miséricorde la calment. Et cela, accompli au moment et dans la mesure qui conviennent ; car ce qui est immodéré et inopportun dure peu, et ce qui dure peu est plus nuisible qu’utile. » Pour Abba Évagre, la patience est la vertu qui sert à réguler la partie « irascible » de l’âme. Cet « irascible » donne de l’énergie pour combattre. Si l’énergie est trop forte, elle devient colère. Si elle est trop faible, elle laisse place à l’acédie, la perte de goût pour les réalités spirituelles et de résolution dans la conversion. Notons l’importance de la mesure, maître mot de la vertu : la patience est une mesure entre passivité et combativité excessive.
Cette patience, qui est aussi persévérance, est particulièrement nécessaire dans la lutte contre l’acédie. « Il ne faut pas déserter la cellule à l’heure des tentations, si plausibles soient les prétextes que l’on se forge ; mais il faut rester assis à l’intérieur, être persévérant, et accueillir vaillamment les assaillants, tous, mais surtout le démon de l’acédie qui, parce qu’il est le plus pesant de tous, rend l’âme éprouvée au plus haut point ; car fuir de telles luttes et les éviter, cela apprend à l’intellect (l’esprit) à être inhabile, lâche et fuyard. » L’acédie est le mal le plus redoutable de la vie spirituelle. Mais elle est aussi un creuset qui purifie les intentions afin que puisse jaillir le vrai amour de Dieu, l’amour gratuit. L’attitude juste est de persévérer dans la cellule, de rester fondé dans la vie intérieure, orienté vers elle, patiemment, sans se laisser disperser dans des distractions superflues.

Antoine : commencer et mourir chaque jour

Concluons nos rencontres avec Abba Antoine, le « père des moines », dont l’évêque Saint Athanase a rapporté la vie et quelques enseignements. Dans un discours à ses frères moines, il donne deux secrets de patience, que l’on retrouve dans les sentences d’autres Pères. Ces deux paroles de consolation reviennent d’une certaine manière au même : tenir pour rien la durée, car nous sommes déjà aux portes de l’éternité. Face à elle, le temps n’est rien.
Tout d’abord, il s’agit de toujours commencer : « Que notre zèle commun soit d’abord de ne pas nous relâcher après avoir commencé, de ne pas perdre courage dans les efforts et de ne pas dire : « Il y a longtemps que nous pratiquons l’ascèse. » Au contraire, chaque jour, comme si nous ne faisions que commencer, augmentons notre ferveur. » Ce conseil énergique s’insère dans une méditation sur la brièveté de la vie, assez commune chez les moines. Il ne s’agit pas de mépriser la vie en ce monde. Il faut simplement la mettre à sa juste place, celle de l’Espérance évangélique : « ne perdons pas courage et ne pensons pas faire preuve de persévérance ou accomplir un exploit. En effet, les souffrances du moment présent sont sans proportion avec la gloire qui se manifestera en nous (Rm 8,18). » Nous sommes faits pour la Vie éternelle : pourquoi ne pas commencer dès ici-bas ?
Ensuite, se rappeler la brièveté de la vie conduit logiquement à penser à la mort. Il n’y a rien de morbide en cela. Il s’agit juste d’une méditation théologique avec St Paul, le grand maître et exemple des ascètes du désert :
« Afin de ne pas nous laisser aller à la négligence, il est bon de méditer le mot de l’Apôtre : « Chaque jour je meurs. » (1 Co 15,31) Car si nous vivons nous aussi comme devant mourir chaque jour, nous ne pécherons pas. Ce qui veut dire : chaque jour, en nous levant, pensons que nous ne parviendrons pas au soir, puis, au moment d’aller nous coucher, pensons que nous ne nous réveillerons pas ; notre vie est par nature peu assurée, et chaque jour nous est mesuré par la Providence. Si nous sommes dans de telles dispositions et si chaque jour nous vivons de la sorte, nous ne pécherons pas, nous ne désirerons rien, nous n’aurons de ressentiment contre personne, et nous n’amasserons pas de trésors sur la terre, mais, nous attendant chaque jour à mourir, nous serons détachés et nous pardonnerons tout à tous. »
Le but de la méditation est bien exprimé en quelques points précis. Il s’agit de sauvegarder l’amour de Dieu et du prochain : pas de désirs terrestres et détachement des choses de ce monde pour mettre son trésor en Dieu ; éviter le ressentiment envers les autres pour tout pardonner à tous.

Impatiente patience

Cette impatiente patience est-elle réservée à l’ermite ? Lui est-elle plus facile qu’à un chrétien plongé dans la vie du monde ? Sans doute a-t-il moins de soucis. Mais le combat n’en est que plus fort. En tout cas, la patience est certainement le meilleur allié afin que la vie intérieure soit le fondement de l’amour de Dieu et des frères. Et les Pères touchent une vérité incontournable de notre vie terrestre, si fragile, une vérité qui nous rejoint tous au même degré : nous ne sommes pas faits pour ici-bas. La mort et la résurrection du Christ, auxquelles nous sommes associés par le baptême, donnent sens à notre si bref passage en cette vie. Déjà nous sommes entrés dans l’éternité. Toute attente est abolie, car le voile de cette vie a commencé à se déchirer.


Les citations :
– Pour toutes les sentences : Les sentences des Pères du désert, collection alphabétique, Ed. L. Regnault, Sablé-sur-Sarthe 1981.
– Évagre le Pontique, Traité pratique ou Le moine (SChr 171), Edd. A. et C. Guillaumont, Paris 1971.
– Athanase d’Alexandrie, Vie d’Antoine (SChr 400), Ed. G. J. M. Bartelink, Paris 1994.