Cloche du toit du monastère de Maylis

Apprendre à sanctifier le temps



Temps estimé pour la lecture de cet article : 19 min

Apprendre à sanctifier le temps ?

La première leçon est ni plus ni moins l’ouverture de la Bible, au livre de la Genèse…

AU COMMENCEMENT, Dieu créa le ciel et la terre. La terre était informe et vide, les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme et le souffle de Dieu planait au-dessus des eaux. Dieu dit : « Que la lumière soit. » Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière des ténèbres. Dieu appela la lumière « jour », il appela les ténèbres « nuit ». Il y eut un soir, il y eut un matin : premier jour. (Gn 1, 1-5)

Dans la Genèse, tout a commencé dans la nuit, et dans le silence. L’Esprit de Dieu planait sur les eaux informes et vides, entre ténèbres et abîme. La Parole de Dieu a résonné, et le temps fut créé. « Il y eut un soir, il y eut un matin ». Le temps est né de la voix de Dieu dans la nuit, par la création de la lumière.
Pâques. C’était la nuit. La nuit de la mort. La nuit du tombeau. Tout était fini. L’aube n’était pas encore venue. Viendrait-elle cette aube ? Les femmes marchaient dans la nuit, vers le corps mort, enfermé. Elles se demandaient qui ouvrirait le lieu de mort, l’abîme. Mais voici que la pierre était déjà roulée. Blanc éblouissant, lever du soleil, aube inespérée. Le temps recommence, nouveau. Le Seigneur est ressuscité, et il nous attend en Galilée.
Pour le moine aussi, tout commence dans la nuit. Tout commence dans le silence. Tout recommence par la Résurrection. St Benoît (RB 9, 1-3) invite à entonner le psaume 50 : « Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche annoncera ta louange ! » Et il ajoute le psaume 3 : « je m’éveille : le Seigneur est mon soutien. » Puis il continue par le psaume 94 qui célèbre le Créateur et la Création et pose la question : « Aujourd’hui écouterez-vous sa parole ? » Parce que la nuit, c’est le temps du silence. Et le silence, c’est le lieu de l’écoute. Et l’écoute, c’est le cœur de la vocation du moine, du chrétien, de l’homme qui se tient face à Dieu.

I – Le contexte d’un cheminement spirituel

Le temps du moine est façonné pour faire de lui un être à l’écoute, selon sa vocation initiale, sa vocation la plus profonde. « Écoute, fils, les préceptes du maître et prête l’oreille de ton cœur ; accepte les conseils d’un vrai père et suis-le effectivement. Ainsi tu reviendras par le travail de l’obéissance à celui dont t’a éloigné la paresse de la désobéissance. » (Pr 1-2). L’obéissance, c’est une écoute mise en œuvre, et par-dessus tout l’écoute de la Parole de Dieu. C’est pourquoi « en tout temps, il nous faut lui obéir avec les dons qu’il a mis en nous, pour que, père indigné, il ne déshérite jamais ses fils » (RB Pr 6).
L’obéissance est au cœur de ce que propose St Benoît, conformément à toute la Ste Écriture. Le chemin du Salut est un chemin d’obéissance. Le Peuple choisi y a été conduit, avec beaucoup de chutes. Le Christ l’a accompli parfaitement, ouvrant la Voie de la Vérité qui va vers la Vie. Et nous faisons ce que nous pouvons, avec la grâce de Dieu ! Le Prologue de la Règle Bénédictine s’ouvre avec cette même idée de chemin de Salut vers la vie éternelle. Et il se présente comme un dialogue, comme un appel, auquel nous sommes appelés à répondre par la course. Il y a urgence, une urgence quotidienne : « Levons-nous donc enfin ; l’Écriture ne cesse de nous éveiller disant : L’heure est venue de nous lever du sommeil. Ouvrons les yeux à la lumière divine. Écoutons d’une oreille attentive la voix puissante de Dieu qui chaque jour nous presse en disant : Aujourd’hui, si vous entendez sa voix, n’endurcissez pas votre cœur. » etc (Pr 8-10). « Levons-nous », « éveiller », « l’heure est venue », « lumière », « chaque jour » : le temps présent nous est donné pour la conversion par l’écoute.
Cette écoute doit conduire à des actes concrets, à mettre en place des processus de vie : « Voici que, dans sa tendresse, le Seigneur nous indique le chemin de la vie. Sanglés de la foi et de la pratique des bonnes actions, et, guidés par l’Évangile, allons donc par les voies qu’il nous trace pour être admis à voir celui qui nous a appelés dans son Royaume. Si nous voulons habiter dans la demeure de son royaume, hâtons-nous par de bonnes actions, sinon nous n’y parviendrons jamais. » (Pr 20-22). Le but, c’est le Royaume éternel, à la fin du temps ; les moyens à mettre en œuvre, c’est maintenant, dans les actes présents. « Le Seigneur attend de nous que, chaque jour, nous répondions à ses saints conseils par des actes. Car les jours de cette vie sont concédés comme un délai pour corriger ce qui est mauvais. » etc (Pr 35-36). Il ne nous est pas demandé d’arriver tout de suite, mais d’apprendre à courir et de courir chaque jour. C’est pour cela que St Benoît fonde une « école du service eu Seigneur » (Pr 45). Le monastère a cette qualité qu’a toute école : c’est un lieu de progression. « À mesure qu’on progresse dans une sainte vie et dans la foi, le cœur se dilate, et c’est avec une indicible douceur d’amour que l’on court dans la voie des commandements de Dieu. » (Pr 49)
Dans l’élan du Prologue, les premiers chapitres de la Règle Bénédictine présentent :
– le cadre de l’écoute : la Règle, la communauté, l’abbé : chapitres 1, 2, 3 ;
– puis les dispositions de l’écoute, aux chapitres 4, 5, et 6, à savoir la conscience des bonnes œuvres, l’obéissance et le silence qui est attention ;
– et enfin au chapitre 7 l’effet de l’écoute qui est attention à la présence de Dieu et configuration au Christ dans l’humilité.
Mais comment donc St Benoît s’y prend-il donc concrètement pour que le temps soit sanctifié par cette relation d’écoute de Dieu et de réponse dans l’obéissance ? Comment relève-t-il le défi du temps ?

II – L’organisation de la prière liturgique

Ce qui rythme d’abord et avant tout le temps quotidien de la marche vers l’éternité dans la Règle Bénédictine, c’est l’office divin, la prière liturgique. St Benoît l’a volontairement placée en pôle-position à la suite des premiers chapitres qui donnent les piliers fondateurs de l’expérience monastique, et il a beaucoup travaillé, personnalisé ces chapitres (cf. Pour un aperçu général de la Règle). Il se démarque en cela de son prédécesseur et modèle, la Règle du Maître, et il inscrit dans le concret de la structure littéraire de sa Règle ce qu’il dit au ch 43, 3 : « On ne préférera rien à l’œuvre de Dieu ». Il faut croire que c’est un fondement spirituel aussi important que l’obéissance, le silence ou l’humilité. Et il va être structurant pour tout le reste de la vie concrète.
Remarquons aussi que 13 chapitres sont consacrés à l’organisation de la prière des heures, c’est-à-dire 1/6e de la Règle Bénédictine, et quelques autres en abordent certaines modalités particulières. C’est beaucoup. Il ne s’agit pas d’en faire un commentaire technique, mais juste de remarquer comment c’est un moyen privilégié pour sanctifier le temps.

Tout commence de nuit

Tout commence donc dans la nuit, dans le grand silence de la nuit. Quatre chapitres, RB 8 à 11, sont consacrés à l’office des Matines, de la veille nocturne. St Benoît s’y attarde, parce que c’est typiquement monastique. La sanctification du temps commence avant le lever du soleil, dans la veille nocturne.
Notons tout de suite qu’il ne s’agit pourtant pas d’exploit : « tout bien réfléchi, on se lèvera à la huitième heure de la nuit, de sorte qu’on se repose un peu plus de la moitié de la nuit et qu’on se lève dispos. » (RB 8, 1.2). Sanctifier le temps ne nécessite pas que l’on se prive de sommeil, au contraire. Il faut bien réfléchir, pour se lever bien reposé, frais et dispos. Le calcul de l’heure du lever se fait en fonction des besoins corporels (RQ : il s’agit des heures romaines, qui ne sont pas égales : un système de mesure d’avant l’horlogerie…). Le premier objectif de la sanctification du temps est de respecter le temps organique, le temps du corps, le temps inscrit par Dieu dans la Création. Quelle sagesse et quelle délicatesse de Benoît pour notre incarnation ! Sanctifier est d’abord prendre soin de la faiblesse.
Les nuits sont longues en hiver, et il reste du temps avant la célébration des Laudes au lever du soleil. Ce temps de battement est saint lui aussi, et il convient de l’employer à une activité sainte pour ne pas le gaspiller. Il sera employé à l’étude : « Le temps qui restera après les vigiles, les frères qui ont des lacunes touchant le psautier ou les lectures l’emploieront à l’étude » (RB 8, 3).
En été de même, on prend soin des besoins du corps. Il faut tenir compte du soleil qui se lève un peu plus tôt, puisqu’il signe le moment de la célébration des Laudes. La nuit est plus courte, donc on supprime le battement entre Matines et Laudes, tout en tenant compte des nécessités les plus essentielles du corps, c’est-à-dire le besoin d’un sommeil suffisant, et d’une petite pause « pour les besoins naturels » (RB 8, 4) entre Matines et Laudes. Pour tenir tous les bouts, on joue aussi sur la longueur de l’office : « De Pâques au 1er novembre, on se tiendra au nombre de psaumes susdit. Par contre, vu la brièveté des nuits, on ne lira pas les leçons dans le livre, mais, au lieu de ces trois leçons, on en dira de mémoire une de l’Ancien Testament suivie d’un répons bref. » (RB 10, 1.2). La sanctification du temps est réaliste : on réduit donc les lectures tout en gardant les psaumes, réflexe assez typiquement monastique : St Benoît a reçu de la tradition précédente (Cassien) la mesure de 12 psaumes pour les Matines.
Au ch 11, le dimanche est marqué par une solennité particulière, qui nous vaut de nous lever plus tôt, « temperius surgatur, on se lèvera un peu plus tôt » (RB 11, 1) : normal, c’est le Jour du Seigneur, donc on prie un peu plus ! Mais surtout on célèbre la Résurrection, le relèvement du Christ. Le lever matinal reçoit donc plus particulièrement sa signification de sortie de la mort. Le moine est invité à surgir de son lit comme le Christ a surgi du tombeau ! Puis pour fêter ça, on rajoute des lectures, des cantiques, la proclamation de l’Évangile et les hymnes Te Deum et Te decet laus, été comme hiver. C’est la Pâque hebdomadaire. Le chapitre se conclut pourtant sur une note réaliste : une erreur dans le calcul des horaires est possible, mais particulièrement malvenue (RB, 11, 12.13) !
On se lève donc du bon pied dans l’école de St Benoît, et on commence la journée avec une bonne mesure de prière !

Les autres heures

St Benoît semble un peu moins prolixe sur les autres heures, mais c’est sans doute simplement parce qu’il y a moins de changements par rapport à la liturgie romaine qu’il suit (cf RB 13, 10).
La célébration des Laudes, au lever du soleil, a tout de même droit à deux chapitres, en commençant par les Laudes du dimanche. C’est un moment important. C’est une heure particulière. Le soleil se lève, les ténèbres sont vaincues, la vie reprend, les oiseaux chantent ! Célébrer ce moment est tout à fait traditionnel, depuis la prière juive, et sans doute dans toutes les traditions religieuses. L’office tient son nom des psaumes 148 à 150, psaumes de louange par excellence, qui embrassent tout le créé. St Benoît les fait chanter tous les jours. Pour le reste de la psalmodie, d’une manière générale, il choisit des psaumes de louange, qui évoquent souvent le matin. En faisant cela il s’éloigne un peu de la tradition des moines qui priaient de préférence le psautier à la suite. Là aussi St Benoît est très incarné, il fait le lien avec le rythme du temps naturel, il s’appuie sur toute la Création, il la suit, il prie la Création.
Au v. 12, à propos du Notre Père, il fait allusion aux Vêpres, office parallèle des Laudes, qu’il ne décrit pas pour lui-même. Mais c’est aussi une heure importante du jour, une heure favorable à la prière : moment du repos après l’activité, pour rendre grâce ou confier ce qui a été vécu. La prière du Seigneur y constitue un sommet. « On n’achèvera jamais la célébration des laudes ou des Vêpres sans que le supérieur ne dise intégralement, à la fin, l’oraison dominicale. Tous l’écouteront, à cause des épines, c’est-à-dire des animosités qui se fomentent d’ordinaire, et pour que, par la promesse qu’ils font dans cette prière en disant : Pardonne-nous nos offenses comme nous les pardonnons, les frères s’engagent à se purifier de ce genre de vice. » (RB 13, 12.13). La prière commune vient donc purifier, sanctifier la vie fraternelle. Et on a bien besoin de dire tout haut, deux fois par jour, en entier, le Notre Père !
C’est au chapitre 16, 1-4 que l’on trouve dans une citation du psaume 118, 164, répétée deux fois, le principe directeur de la répartition de la prière quotidienne en sept moments par jour : « Sept fois le jour j’ai dit ta louange ». La seconde partie du chapitre ajoute un autre verset du même ps 118, 62 pour évoquer la prière de nuit : « Au milieu de la nuit, je me levais pour te célébrer ». Ces versets ont été amplement commentés par les Pères de l’Église dans deux sens : l’un littéral pour organiser la prière, et l’autre symbolique pour en donner le sens. Le chiffre 7 est celui de la plénitude, il s’agit donc de prier sans cesse, non seulement à toutes les sections horaires, mais en toute heure, jour et nuit.
Ce chapitre donne de même un double sens à la liturgie des heures. Il s’agit d’abord d’accomplir « les obligations de notre service » (v. 2). Ce mot service est important dans la Règle Bénédictine qui organise une « école du service du Seigneur » (Pr 45). On le retrouve ailleurs à propos de la prière liturgique (18, 24 ; 19, 3 ; 50, 4), mais le mot « service » désigne plus largement l’engagement global du moine, qui a en son cœur la célébration de la louange de Dieu. C’est notre principale mission dans l’Église, pour le monde. Ensuite le v 5 précise le sens de ce service : « Offrons donc des louanges à notre Créateur pour les jugements de sa justice » (RB 16, 5). On vit dans l’action de grâce pour la Création et la Rédemption, parce que, comme dit la Préface Commune IV pour la messe en semaine : « nos chants n’ajoutent rien à ce que tu es, mais ils nous rapprochent de toi ». Notre louange rapproche l’humanité de Dieu. Nous sommes au cœur de la mission sacerdotale du baptisé.
Les chapitres 17 et 18 traitent de la répartition des psaumes. Au chapitre 17 notons le mot « termine(n)tur, on se contentera/limitera » qui revient deux fois : il témoigne de ce que St Benoît a modéré le nombre de psaumes. Il explicite plus amplement son idée au chapitre 18, 22-25 en laissant toute liberté d’adapter la répartition des psaumes. C’est d’ailleurs très humble de sa part après avoir décrit avec minutie sa préférence dans l’ordonnancement. Comme en tout, St Benoît modère, tout en gardant un minimum. Il ne prescrit donc pas une mesure rigide qui s’imposerait sans compromis, mais fixe un cadre de liberté qui lui semble bon pour les moines de son monastère. Cela sous-entend que c’est à chacun de régler la mesure de la prière selon ses conditions de vie, sans dureté ni mollesse, et avec humilité.

Pas seulement une quantité, mais une manière d’être

Sanctifier le temps n’est donc pas une question de quantité de prière mais de qualité d’être. La quantité est un moyen – nécessaire mais insuffisant, comme tout moyen – pour atteindre autre chose.
Le chapitre 19 rapproche la prière sept fois par jour, c’est-à-dire la prière continuelle, de l’ensemble de la sanctification de la personne. « Nous avons la certitude que Dieu est partout présent et que les yeux du Seigneur regardent les bons et les méchants en tout lieu. Nous devons, sans aucun doute, en être plus certains encore, quand nous prenons part au service de Dieu. » (RB 19, 1.2). L’attention à la présence de Dieu est au cœur du premier degré de l’humilité : « l’homme pensera que, du haut du ciel, Dieu le regarde toujours à tout moment » (RB 7, 12-18). La célébration liturgique de la louange de Dieu nous remet donc régulièrement en présence de ce Dieu qui nous est présent et que nous oublions si vite. Le regard des anges est aussi mentionné dans les deux textes (7, 13 et 19, 5), ce qui invite à réfléchir « à l’attitude qui s’impose sous le regard de Dieu et de ses anges » (RB 19, 6). Enfin tout cela implique notre personne entière. Pas de prise, chez St Benoît, pour cette sorte de schizophrénie spirituelle, dégénérescence due au péché, qui tend à séparer le corps et l’esprit : « en psalmodiant, soyons tels que notre esprit soit d’accord avec notre voix » (RB 19, 7). Cette mention rappelle encore le chapitre sur l’humilité, présentée comme une échelle : « cette échelle dressée, c’est notre vie en ce monde que le Seigneur dresse vers le ciel quand notre cœur s’humilie. Car à notre avis les montants de cette échelle sont notre corps et notre âme. » (RB 7, 8.9) : le chemin bénédictin de sanctification est résolument un chemin d’unification de la personne, dans lequel la prière liturgique chantée en communauté joue un grand rôle. C’est dans cette perspective que l’on peut comprendre pourquoi St Benoît est assez attentif, sinon sévère, aux horaires (RB 47), à la ponctualité (RB 43), et à la qualité de l’exécution (RB 45 et 47).
Avant d’en venir à certains de ces points, notons dans le chapitre 20 que St Benoît détourne une dernière fois de la surenchère quantitative, car ce n’est pas elle qui sanctifie : « ce n’est pas par l’abondance des mots, mais par la pureté du cœur et les larmes de la componction qu’on est exaucé, sachons-le. C’est pourquoi la prière doit être brève et pure, sauf à la prolonger si l’on est touché par l’inspiration de la grâce divine. Mais, en communauté, la prière sera très brève, et, au signal du supérieur, tous se lèveront en même temps. » (RB 20, 3-5) Ces versets posent quelques problèmes d’interprétation, mais en tout cas ils sont parfaitement clairs quant à notre sujet : c’est l’intérieur qui sanctifie l’extérieur, et non l’inverse. Voilà la vraie attitude d’humilité qu’il évoque au début du chapitre, et qu’on a sans doute trop souvent tendance à oublier dans nos liturgies que l’on désire belles à juste titre, mais qui peuvent devenir précieuses et trop sophistiquées.

III – Le reste de la vie

Sanctifier le temps n’est donc pas seulement célébrer l’office plusieurs fois par jour. Cette structuration du temps extérieur est destinée à être intériorisée pour construire notre intériorité, lieu de notre relation au Seigneur. Et cela va avoir des implications sur le reste de la vie, le reste de notre temps.

Ne rien préférer à l’œuvre de Dieu

La première implication, sans doute, est la place primordiale accordée à l’office divin : « nihil operi Dei praeponatur, rien ne passera avant le service de Dieu » (RB 43, 3). C’est clair. C’est d’une exigence extérieure de ponctualité que traite le ch 43, mais ne nous y trompons pas, ce qui est visé est la préférence intérieure : « À l’heure de l’office divin, dès qu’on aura entendu le signal, on laissera tout ce qu’on avait en main et l’on accourra en toute hâte. » (RB 43, 1). Aucune autre activité ne fait le poids face à la louange communautaire qui est notre premier service. Chez St Benoît, parce que l’être est un et en voie d’unification, le corps vient en aide au cœur, et réciproquement. Aimer Dieu aide bien sûr à tout lâcher pour aller le louer, mais inversement lâcher toute activité pour Dieu régulièrement dans la journée aide à s’attacher à lui, à vivre non seulement en sa présence, mais en sa dépendance. C’est tout un combat, qui est partie intégrante du chemin d’humilité, puisqu’on est là tout à fait dans l’ambiance du 8e degré qui est « celui où le moine ne fait rien qu’il n’y soit encouragé par la règle commune du monastère et les exemples des anciens. » (RB 7, 55)
Pour cette raison, le service de la gestion horaire de la communauté devient une activité de grande importance, qui est de la responsabilité de l’abbé, même s’il peut déléguer : « Il revient à l’abbé d’annoncer l’heure de l’œuvre de Dieu, de jour comme de nuit. Qu’il s’en charge lui-même ou qu’il charge de cette fonction un frère assez attentif, pour que tout se fasse aux heures appropriées. » (RB 47, 1). Il s’agit encore d’être soigneux. Et ce soin se retrouve dans les versets suivants à propos de l’exécution de la liturgie, qui se fait par ordre et avec compétence, pour l’édification. L’ordre du temps est édifiant, il construit intérieurement les personnes (RB 47, 2-4).
Notons que le rythme continue aussi hors de l’oratoire, comme St Benoît le mentionne quelques chapitres plus loin : « Les frères qui sont allés très loin pour le travail et ne peuvent arriver à temps à l’oratoire – l’abbé jugera s’il en est ainsi – feront le service de Dieu là-même où ils travaillent, agenouillés et pénétrés de la crainte de Dieu. De même ceux qui sont en voyage n’omettront pas les Heures prescrites. Ils feront du mieux qu’ils peuvent, en leur privé, sans négliger de s’acquitter de l’obligation de leur service. » (RB 50)

Unification de l’emploi du temps : les repas et le travail

La louange de Dieu n’est pas la seule activité du moine. Et s’il faut la préférer à tout, néanmoins il ne faut oublier le reste qui est non seulement nécessaire à la vie, mais aussi un moyen de sanctifier le temps.
Les repas, dans leur horaire et leur quantité, sont marqués par une ordonnance pascale sur l’année. C’est une manière de sanctifier le temps sur toute l’année liturgique, en référence à Pâques. Tout tourne autour de Pâques, cœur de l’année, point cardinal du temps. Ce sujet est traité par ailleurs : L’année bénédictine. L’équilibre du travail suit en partie la même logique, mais notons tout de même quelques points du chapitre 48.
Le premier verset est très caractéristique de St Benoît, et porte la marque claire de son souci de sanctifier le temps ou d’être sanctifié par le temps : « L’oisiveté est ennemie de l’âme. C’est pourquoi, à certaines heures, les frères doivent s’occuper au travail des mains, et à certaines autres à la lecture des choses divines. » (RB 48, 1) Cette œuvre de distinction à laquelle s’emploie Benoît n’est pas sans rappeler le premier récit de la Création… L’oisiveté, le temps mort, le temps creux, n’est pas bon pour l’unification de la vie. Cette idée fixe qui inspire tout le chapitre revient à la surface au v 18 puis à la fin : « Si quelqu’un était si négligent et paresseux qu’il ne veuille ou ne puisse méditer ou lire, on lui prescrira un travail pour qu’il ne reste pas oisif. Quant aux frères infirmes ou délicats, on leur donnera un travail ou un métier tel qu’il leur évite l’oisiveté sans les écraser ou les faire fuir un labeur accablant. L’abbé prendra leur faiblesse en considération. » (RB 48, 23-25). N’est-ce pas très actuel dans une société où le loisir, le « farniente », le divertissement, a pris une dimension temporelle, économique, et même idéologique considérable ?
D’un autre côté, en divers endroits de la Règle Bénédictine, St Benoît est attentif aussi à éviter la surcharge de travail génératrice de stress, en raison du temps qui semble s’accélérer, qui semble enfermer et étouffer au lieu de sanctifier. C’est aussi mauvais que l’oisiveté. Donc il donne de l’aide quand il y en a besoin au cellérier (RB 31, 17-19) « pour que nul ne soit troublé ni affligé dans la maison de Dieu », au cuisinier (RB 35, 3) « pour qu’il ne travaille pas avec tristesse », aux hôteliers (RB 53, 18) « pour qu’ils servent sans récriminer », et il ajoute : « cette considération ne vaut pas seulement dans ce cas, mais pour tous les offices du monastère : quand les frères en auront besoin, on leur donnera des aides, mais dès qu’ils auront du temps libre, ils obéiront aux ordres reçus. » (RB 53, 19-20).
La dernière partie de ce verset permet de remarquer aussi un autre point sous-jacent jusqu’à présent, mais qu’il convient de noter explicitement. La sanctification du temps est intimement liée à l’obéissance. Et cette obéissance au cadre temporel peut et doit passer parfois par les affres du combat spirituel que décrivent les 2e, 3e, et 4e degrés de l’humilité (RB 7, 31-43). Car toute sanctification se fait dans le creuset de la purification.

Conclusion

Finalement, la fin de la journée-marathon du moine arrive toujours. Le chapitre 42 organise spécialement ce temps du retour vers le silence et le repos de la nuit qui doit se faire progressivement. Sanctifier le temps, c’est aussi prendre soin de ces importants moments de transition. On dîne, on s’assied pour écouter, on choisit des lectures appropriées à cette heure. Car les heures ont chacune leur tonalité spécifique et leurs limites, et la soirée est très délicate. Puis on prie Complies, avec ses psaumes de confiance, et enfin on retourne au silence d’où l’on a été tiré tôt le matin par et pour la Parole de Dieu. « Maintenant, ô maître souverain, tu peux laisser ton serviteur s’en aller, en paix, selon ta Parole. » (Lc 2, 29). C’est la fin de notre temps quotidien, qui annonce la fin du temps, la fin des temps.
Les moines rejoignent le dortoir où ils vont goûter ensemble un repos bien mérité. « Une chandelle restera allumée dans le local jusqu’au matin » (RB 22, 4) demande St Benoît. Elle évitera sûrement des chutes nocturnes au cours d’un éventuel déplacement. Mais c’est surtout la chandelle des vierges sages qui ont veillé en attendant le retour de l’Époux (Mt 25, 1-13). Car sanctifier le temps de la nuit, c’est garder son cœur en état de veille et d’attente du retour définitif du Christ. Attitude pascale s’il en est. Les moines « dormiront vêtus et portant à la taille ceinture ou cordon. En dormant, ils n’auront pas leur couteau a côté pour ne pas se blesser pendant le sommeil. Que les moines soient toujours prêts ; au signal, qu’ils se lèvent sans retard et se hâtent de se devancer les uns les autres pour le service de Dieu, avec sérieux toutefois et modestie. » (RB 22, 5.6). C’est ce que demande le Christ, qui fait lui-même allusion à la nuit de la Pâque : « Restez en tenue de service, votre ceinture autour des reins, et vos lampes allumées. Soyez comme des gens qui attendent leur maître à son retour des noces, pour lui ouvrir dès qu’il arrivera et frappera à la porte. Heureux ces serviteurs-là que le maître, à son arrivée, trouvera en train de veiller. Amen, je vous le dis : c’est lui qui, la ceinture autour des reins, les fera prendre place à table et passera pour les servir. » (Luc 12, 35-37). Le signal qui annonce l’office matinal, c’est le Christ qui vient !
Cette veille permanente n’est pas exercice facile. Il est bon de s’aider mutuellement entre frères : « En se levant pour le service de Dieu, ils s’encourageront doucement pour ôter tout prétexte à ceux qui ont le sommeil profond » (RB 22, 8). En prenant ainsi soin de secouer délicatement nos somnolences, celles du réveil et celles de toute la vie, nous apprendrons à « ne préférer absolument rien au Christ, qui veuille nous conduire tous ensemble à la vie éternelle. » (RB 72, 11.12)